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saient merveilleusement dans le peuple par un certain ton prophétique, toujours imposant pour le vulgaire; et quand on voit cet homme là traduit en jugement comme traître à la République, on est tenté de se demander si Robespierre travaille pour l'Autriche ? Mais il est bien clair que c'est pour luimême ; et que dans sa dévorante ambition de passer pour l'unique libérateur de la France, il veut anéantir tous ceux qui, de quelque manière, servirent leur pays avec une sorte d'éclat ou de bruit (1).

CHÉNIER (2).

CHÉNIER, dont je ne connaissais que des vers assez durs, et sa triste pièce de Charles IX, faible par les caractères qui pouvaient être si grands, mauvaise par le style, bonne par l'intention, dont on tient quelque compte dans les circonstances, mais qui ne suffit jamais pour soutenir un ouvrage; Chénier fut appelé à la Convention. Il y a loin, sans doute, du poète médiocre au législateur; mais quand il faut nommer près de huit cents de ceux-ci chez un peuple divisé en deux grandes classes d'hommes corrompus

(1) Carra fut compris dans le procès des Girondins, et périt avec eux, le 31 octobre 1793.

(Note des nouveaux éditeurs. ) (2) Les trois portraits qui sont indiqués par un astérique

n'avaient point encore été publiés.

(Idem.)

et d'hommes ignorans, le choix d'un individu qui raisonne ses opinions et paraît pénétré des bons principes, est encore un choix sage. Malheureusement les individus de cette espèce, fort bons pour applaudir à un avis raisonnable dans un temps paisible, ne sont nullement capables de défendre la vérité dans les orages. J'ai vu Chénier quelquefois, je me souviens que Roland le chargea de dresser le projet d'une proclamation du Conseil dont il lui donna l'idée. Chénier apporta et lut ce projet ; c'était une véritable amplification de rhétorique, déclamée avec l'affectation d'un écolier à voix de Stentor. Elle me donna sa mesure. On peut faire des vers et porter dans un autre genre de travail la justesse d'un bon esprit; mais Chénier voulait encore être poète en écrivant de la prose et de la politique. Voilà, me dis-je, un homme mal placé, qui ne serait bon dans la Convention qu'à donner quelque plan de fêtes nationales; encore craindrais-je que les rapports n'en fussent pas profondément calculés pour l'effet à produire sur le caractère et les mœurs. Chénier s'est éteint ou noyé dans la Plaine (1) comme tant d'autres qui valent plus ou moins.

(1) On appelait la Plaine, par opposition à la Montagne, la partie de l'Assemblée où s'asseyaient les députés qui ne s'étaient point prononcés entre la Gironde et ses ennemis.

(Note des nouveaux éditeurs. )

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DUSAULX, bon traducteur de Juvénal, homme vénérable par son âge et ses mœurs, parlait comme Nestor, et qui pis est comme un littérateur, c'està-dire beaucoup trop, en société du moins. Mais on n'aurait eu droit de le trouver mauvais que dans un comité destiné à la discussion, car ses contes ou ses histoires portaient toujours l'empreinte de son excellent cœur et d'un esprit juste. Probe et sensible, ami chaud de la vérité, il ne lui aurait fallu que dix ou quinze années de moins pour être dans la Convention l'un de ses plus hardis défenseurs.

MERCIER.

MERCIER, dont on a oublié le Bonnet de nuit, et dont on ne reconnaîtra plus le Tableau de Paris, mais dont on se rappelle encore l'An 2440, est une nouvelle preuve que le talent d'écrire n'est qu'un petit mérite pour un législateur. Il est aisé de moraliser les hommes par d'ingénieuses fictions; il est difficile de les modifier par de sages lois. Le bon Mercier, facile, aimable dans le commerce de la plus que le commun des gens de lettres, n'est qu'un zéro dans la Convention. C'est qu'encore une fois c'est le caractère qui constitue ce qu'on peut

vie,

appeler un homme; c'est le caractère qui dirige les

révolutions, influence les assemblées et gouverne la foule. L'esprit est moins que rien en comparaison. Le despotisme, dans sa longue proscription, ne nous avait guère laissé que de l'esprit ; voilà pourquoi notre Révolution va comme il plaît à Dieu, où au diable.

DORAT-CUBIÈRES.

DORAT-CUBIÈRES est un nom que j'avais tant vu dans l'Almanach des Muses, et autres recueils de cette importance, que je n'ai pu m'empêcher de rire en le trouvant accolé du titre de secrétaire-greffier de la municipalité : cela ressemble à une incongruité; c'en est une véritablement. Cubières, fidèle à ce double caractère d'insolence et de bassesse qu'il porte au suprême degré sur sa répugnante figure, prêche le sans-culotisme comme il chantait les Grâces; fait des vers à Marat, comme il en faisait à Iris, et sanguinaire sans fureur, comme il fut apparemment amoureux sans tendresse, il se prosterne humblement devant l'idole du jour, fût-ce Theutatès ou Vénus. Qu'importe? pourvu qu'il rampe et qu'il gagne du pain; c'était hier en écrivant un quatrain, c'est aujourd'hui en copiant un procès-verbal ou signant un ordre de police.

Venu chez moi, je ne sais comment, lorsque mon mari était au ministère, je ne le connaissais que comme bel-esprit, et j'eus occasion de lui faire une

:

honnêteté; il mangea deux fois chez moi, me parut singulier à la première, insupportable à la seconde ; plat courtisan, fade complimenteur, sottement avantageux et bassement poli, il étonne le bon sens, et déplaît à la raison plus qu'aucun être que j'aie jamais rencontré, Je sentis bientôt la nécessité de donner à mes manières franches cet air solennel qui annonce aux gens qu'on veut éloigner ce qu'ils ont à faire Cubières l'entendit; cependant, après quelque temps, il m'écrivit pour me demander la permission de me présenter un prince qui désirait d'être admis dans ma société; il appuyait sur ce titre de prince avec une emphase tout-à-fait risible, et il y ajoutait les flatteries les plus dégoûtantes pour ma personne. Je répondis comme je sais faire quand je veux rappeler les gens à l'ordre sans les fâcher, et me moquer d'eux sans leur donner le droit de s'en plaindre. Quant au prince et à sa présentation, je me réduisis à observer que, dans la vie austère que je menais, étrangère à tout ce qu'on appelle cercle, et m'interdisant les sociétés particulières, je ne recevais absolument que les personnes que les rela

tions d'affaires ou d'anciennes liaisons d'amitié faisaient désirer à mon mari de trouver quelquefois à sa table. Cubières me répliqua de longues excuses aussi ennuyeuses que ses éloges, me demandant un seul instant pour s'expliquer à mes pieds : je ne lui répondis pas, et je n'ai plus songé à lui que le jour de mon arrestation, où j'ai vu sa signature sur l'or

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