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J'ai passé trois semaines dans cette situation; il est très-vrai que, deux fois, l'hôtel fut environné; qu'une autre fois les Marseillais, informés de quelque projet, envoyèrent quatre-vingts des leurs pour nous garder; il est très-vrai que Jacobins, Cordeliers, ne cessaient de répéter, dans leur tribune, qu'il fallait faire un 10 août contre Roland, comme on avait fait contre Louis XVI; mais c'est parce qu'ils le disaient, qu'on pouvait présumer qu'ils n'étaient point près de le faire. La mort, que je bravais gaiement alors, ne pouvait que me paraître désirable à Sainte-Pélagie, si des considérations puissantes ne m'eussent enchaînée sur la terre.

Mes gardiens ne tardèrent pas à souffrir plus que moi-même de ma situation, et à s'inquiéter pour l'adoucir; les excessives chaleurs du mois de juillet rendaient ma cellule inhabitable. Les papiers, dont j'environnais les grilles, n'empêchaient pas le soleil de frapper les murs blanchis et resserrés; et quoique les fenêtres demeurassent ouvertes dans la nuit, l'air brûlant et concentré du jour ne s'y rafraîchissait jamais. La femme du concierge m'invita à passer les journées dans son appartement, et j'acceptai ses offres pour l'après-midi; ce fut alors que j'imaginai de faire venir un forte-piano que je plaçai chez elle, et dont je m'amusai quelquefois. Mais combien ma situation morale souffrit-elle de modifications dans cet intervalle! Le mouvement de quelques départemens semblait annoncer la juste indignation

dont ils étaient pénétrés pour l'outrage fait à leurs députés, et la résolution d'en tirer vengeance par le rétablissement de la représentation nationale dans son intégrité.

Je savais Roland dans une retraite paisible et sûre, recevant les consolations et les soins de l'amitié; ma fille, accueillie par de vénérables patriarches, suivait, sous leurs yeux et avec leurs enfans, ses exercices et son éducation; mes amis, les fugitifs, reçus à Caen (1), y étaient environnés d'une force respectable: je voyais le salut de la République se préparer dans les événemens; résignée sur mon propre sort, j'étais encore heureuse. Le bonheur tient bien moins aux choses extérieures qu'à la disposition de l'esprit et aux affections de l'âme. J'employais mon temps d'une manière utile et agréable; je voyais quelquefois les quatre personnes qui venaient me visiter à l'Abbaye l'honnête Grandpré que sa place autorisait à venir, et qui m'amenait une femme intéres

(1) Les espérances que concevait madame Roland furent bientôt détruites. Des représentans mis en arrestation après la journée du 2 juin, plusieurs étaient parvenus à s'échapper. Ils espéraient soulever les départemens en leur faveur: Caen s'était prononcé pour eux, Marseille rassemblait une armée; mais l'activité de leurs ennemis, la fortune ou la trahison déjouèrent leurs projets. Errans, mis hors de la loi, la plupart périrent sur l'échafaud ou dans les horreurs de la proscrip(Note des nouveaux éditeurs.)

tion.

sante: le fidèle Bosc (1), qui m'apportait des fleurs du Jardin des Plantes, dont les formes aimables, les couleurs brillantes et les parfums embellissaient mon austère réduit; le sensible Champagneux qui m'engageait si vivement à prendre la plume, pour continuer les Notices historiques que j'avais commencées, ce que je fis à sa prière, abandonnant, pour quelque temps, mon Tacite et mon Plutarque dont je nourrissais mes après-dîners.

Ce n'était point assez pour madame Bouchaud de m'avoir offert l'usage de son appartement; elle sentait que j'en usais avec une grande discrétion; elle imagina de me sortir de ma triste cellule, et de me loger dans une jolie chambre à cheminée, située au rez-de-chaussée, au-dessous de sa propre chambre. Me voilà donc délivrée de l'affreux entourage qui faisait mon tourment, après trois semaines de résidence ; je n'aurai plus à passer, deux fois le jour, au milieu des femmes de mon voisinage, pour m'éloigner d'elles durant quelque temps; je ne verrai plus le porte-clefs, à sinistre figure, ou

(1) Madame Roland avait, avec succès, cultivé la botanique; son goût pour les fleurs lui rendait cette étude agréable et facile. C'était dans l'école du Jardin des Plantes que l'ami courageux dont elle parle, dans ce passage, l'avait rencontrée pour la première fois. Les fleurs que lui portait M. Bosc, dans sa prison, étaient des plantes étrangères qu'elle étudiait ou dessinait de préférence.

(Note des nouvaux éditeurs.)

vrir ma porte chaque matin, et tirer le gros verrou sur moi, comme sur une criminelle qu'il faut sévèrement garder. C'est la douce physionomie de madame Bouchaud qui se présente à moi; c'est elle dont je sens à chaque minute les soins délicats; il n'est pas jusqu'au jasmin apporté devant ma fenêtre dont on garnit les grilles de ses branches flexibles, qui n'atteste le désir dont elle est pénétrée ; je me regarde comme sa pensionnaire, et j'oublie ma captivité. Tous mes objets d'étude ou d'amusement sont réunis autour de moi; mon forte-piano est près de mon lit; des armoires me donnent la faculté d'ordonner mes petits effets de manière à faire régner, dans mon asile, la propreté qui me plaît.... Mais l'or, le mensonge, l'intrigue et les armes sont employés contre les départemens qui recevaient le jour de la vérité; des soldats, séduits ou payés, trahissent les braves Normands; Évreux est évacué; Caen abandonne les députés qu'il avait accueillis; les brigands dominateurs dans ce qu'on ose appeler encore une Convention, les font déclarer traîtres à la patrie; on met leurs personnes hors de la loi; on confisque leurs biens; on se saisit de leurs femmes et de leurs enfans; on fait raser leurs maisons; on décrète d'accusation, sans pouvoir dire pourquoi, les députés qui ont bien voulu demeurer dans les liens de l'arrestation : c'est le triomphe audacieux du crime contre la vertu malheureuse. Cette lâcheté, qui fait le caractère de l'égoïsme et de la

corruption chez un peuple avili que nous crûmes pouvoir régénérer par les lumières, et qui était trop abruti par ses vices, livre à la terreur des administrateurs perfides et une foule ignorante. Partout l'idée de la paix, le désir d'un repos, toujours illusoire quand il n'est point mérité, fait accepter une constitution monstrueuse par ses défauts, et qui, eût-elle été meilleure, ne devait pas être reçue des mains indignes qui osèrent la présenter; là, où quelque résistance pouvait s'élever, la corruption l'étouffe, les deniers de la Nation sont prodigués pour assurer les succès de ses oppresseurs. Dans son imbécille stupeur, une majorité sans logique regarde le sacrifice de quelques individus comme un faible malheur; elle croit établir pour elle justice, paix et sûreté, en les laissant impunément violer à l'égard de ceux qui la représentent, et elle prend pour signe de salut le gage de son asservissement. Cependant un joug de fer s'appesantit sur les faibles Parisiens, témoins pusillanimes d'horreurs dont ils gémissent sans oser même les faire connaître ; la disette les menace, la misère les ronge, l'oppression les accable; le règne des proscriptions est ouvert, les dénonciations pleuvent de toutes parts, et les arrestations se multiplient. Partout un infâme salaire attend celui qui peut offrir une victime; les portiers des maisons, secrètement gagés, deviennent les premiers délateurs, et les domestiques ne sont plus que des espions.

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