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à mes persécuteurs, en me laissant froisser par l'injustice; ils se chargeaient d'un nouvel odieux, et changeaient peu l'état que j'avais su déjà si bien supporter; ici, comme à l'Abbaye, n'avais-je pas des livres, du temps? n'étais-je plus moi-même! Véritablement, je m'indignai presque d'avoir été troublée, et je ne songeai plus qu'à user de la vie, à employer mes facultés avec cette indépendance qu'une âme forte conserve au milieu des fers, et qui trompe ses plus ardens ennemis. Mais je sentis qu'il fallait varier mes occupations; je fis acheter des crayons, et je repris le dessin que j'avais abandonné depuis si long-temps. La fermeté ne consiste pas seulement à s'élever au-dessus des circonstances par l'effort de sa volonté, mais à s'y maintenir par un régime et des soins convenables. La sagesse se compose de tous les actes utiles à sa conservation et à son exercice. Lorsque des événemens fâcheux ou irritans viennent me surprendre, je ne me borne pas à me rappeler les maximes de la philosophie pour soutenir mon courage; je ménage à mon esprit des distractions agréables, et je ne néglige point les préceptes de l'hygiène, pour me conserver dans un juste équilibre: Je distribuai donc mes journées avec une sorte de régularité. Le matin, j'étudiais l'anglais, dans l'excellent Essai de Schaftesbury sur la vertu, et j'expliquais des vers de Thompson; la saine métaphysique de l'un, les descriptions enchantées de l'autre, me transportaient tour à tour dans les ré

gions intellectuelles, et au milieu des scènes les plus touchantes de la Nature. La raison de Schaftesbury fortifiait la mienne, ses pensées favorisaient la méditation la sensibilité de Thompson, ses tableaux rians ou sublimes, pénétraient mon cœur et charmaient mon imagination. Je dessinais ensuite jusqu'au dîner; j'avais cessé de conduire le crayon depuis si long-temps, que je ne pouvais guère me trouver habile; mais on conserve toujours le pouvoir de répéter avec plaisir, ou de tenter avec facilité ce qu'on a fait avec succès dans sa jeunesse. Aussi l'étude des beaux-arts, considérée comme partie de l'éducation chez les femmes, doit, ce me semble, avoir moins pour objet de leur faire acquérir un talent distingué, que de leur inspirer le goût du travail, de leur faire contracter l'habitude de l'application, et de multiplier leurs moyens d'occupation; car c'est ainsi qu'on échappe à l'ennui, la plus cruelle maladie de l'homme en société ; c'est ainsi qu'on se préserve des écueils du vice et même des séductions bien plus à craindre que lui.

Je ne ferai point de ma fille une virtuose; je me souviendrai que ma mère avait peur que je devinsse grande musicienne, ou que je me consacrasse uniquement à la peinture, parce qu'elle voulait, pardessus tout, que j'aimasse les devoirs de mon sexe, et que je fusse femme de ménage, comme mère de famille. Il faut que mon Eudora s'accompagne agréablement sur la harpe, ou se joue légèrement sur le

forte-piano; qu'elle sache du dessin ce qu'il en est besoin pour contempler avec plus de plaisir les chefs-d'œuvre des grands maîtres; pour tracer ou imiter une fleur qui lui plaît, et mêler, à tout ce qui fait sa parure, le goût et l'élégance de la simplicité; je veux que ses talens ordinaires n'inspirent pas aux autres plus d'admiration qu'à elle de vanité; je veux qu'elle plaise par l'ensemble, sans étonner jamais au premier coup-d'œil, et qu'elle sache mieux attacher par des qualités, que briller par des agrémens. Mais, bon Dieu! je suis prisonnière, et elle vit loin de moi! je n'ose même pas la faire venir pour recevoir mes embrassemens; la haine poursuit jusqu'aux enfans de ceux que la tyrannie persécute, et le mien paraît à peine dans les rues, avec ses onze ans, sa figure virginale et ses beaux cheveux blonds, que ces êtres apostés pour le mensonge ou séduits par lui, la font remarquer comme le rejeton d'un conspirateur. Les cruels! comme ils savent bien déchirer un cœur de mère !

L'aurais-je fait venir avec moi? Je n'ai pas encore dit comment on est à Sainte-Pélagie.

Le corps-de-logis destiné pour les femmes est divisé en longs corridors fort étroits, de l'un des côtés desquels sont de petites cellules telles que j'ai décrite celle où je fus logée; c'est là que, sous le même toit, sur la même ligne, séparée par un plâtrage, j'habite avec des filles perdues et des assassins. A côté de moi, est une de ces créatures qui font mé

tier de séduire la jeunesse et de vendre l'innocence; au-dessus, est une femme qui a fabriqué de faux assignats, et déchiré, sur une grande route, un individu de son sexe, avec les monstres dans la bande desquels elle est enrôlée; chaque cellule est fermée par un gros verrou à clef, qu'un homme vient ouvrir, tous les matins, en regardant effrontément si vous êtes debout ou couchée; alors leurs habitantes se réunissent dans les corridors, sur les escaliers, dans une petite cour, ou dans une salle humide et puante, digne réceptacle de cette écume du monde.

On juge bien que je gardais constamment ma cellule; mais les distances ne sont pas assez considérables pour sauver les oreilles des propos qu'on peut supposer à de telles femmes, sans qu'il soit possible de les imaginer pour quiconque ne les a jamais entendus.

Ce n'est pas tout; le corps-de-logis où sont placés les hommes a des fenêtres en face et très-près du bâtiment qu'habitent les femmes; la conversation s'établit entre les individus analogues; elle est d'autant plus débordée, que ceux qui la tiennent ne sont susceptibles d'aucune crainte; les gestes suppléent aux actions, et les fenêtres servent de théâtre aux scènes les plus honteuses d'un infâme liberti

nage.

Voilà donc le séjour qui était réservé à la digne épouse d'un homme de bien! Si c'est là le prix de la vertu sur la terre, qu'on ne s'étonne donc plus

de mon mépris pour la vie, et de la résolution avec laquelle je saurais affronter la mort. Jamais elle ne m'avait paru redoutable; mais aujourd'hui je lui trouve des charmes : je l'aurais embrassée avec transport, si ma fille ne m'invitait à ne point l'abandonner encore; si ma disparition volontaire ne prêtait des armes à la calomnie contre un mari dont je soutiendrais la gloire, si l'on osait me traduire devant un tribunal.

Dans les derniers temps du ministère de Roland, les conjurations et les menaces s'étaient tellement multipliées, que souvent nos amis nous pressèrent d'abandonner l'hôtel durant la nuit. Deux ou trois fois nous cédâmes à leurs instances; mais ce déplacement m'ennuya : j'observai qu'il y avait moins de danger à rester qu'à sortir, parce que l'audace se porterait difficilement à violer l'asile d'un fonctionnaire public, tandis qu'elle pouvait le guetter et l'immoler au dehors; et qu'enfin, si le malheur devait arriver, il valait mieux, pour l'utilité publique et pour sa gloire personnelle, que le ministre pérît à son poste.

En conséquence, nous ne découchâmes plus; je fis apporter le lit de mon mari dans ma chambre, pour que nous courussions les mêmes hasards; je gardai, sous mon chevet ou sur ma table de nuit, un pistolet dont je me proposais de me servir, non pour une vaine défense, mais pour me soustraire aux outrages des assassins, si je les voyais arriver.

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