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fatalité l'innocence devait jouer le rôle d'un criminel attendant son jugement, et jusque-là exposée aux regards curieux des gens qui venaient dans cette antichambre; impatientée, je me lève, j'ouvre la porte du bureau : « Je puis, Messieurs, assister sans inconvénient à une discussion dont je suis l'objet. - Retirez-vous,» s'écrie un petit homme que je reconnus pour être Louvet qui était venu si gauchement m'interroger à l'Abbaye. « Mais je n'ai pas envie de faire violence, je ne suis point en mesure pour cela; je ne demande pas même la parole, je ne désire que d'être présente. Retirez-vous, retirezvous; gendarmes, arrivez. » On eût dit que le bureau était assiégé, parce qu'une femme de bon sens voulait y entendre ce qu'on disait d'elle. Il fallut bien se retirer pour n'être pas emmenée. Peu après je vis des signes, des allées et des venues; on donna l'ordre d'aller chercher une voiture, et enfin un inspecteur de police vient me prier de le suivre. Je retourne à la porte du bureau que j'ouvre toute grande : « Commissaires de la section de Beaurepaire, je vous préviens que l'on m'emmène. - Nous ne pouvons l'empêcher; mais la section ne vous oubliera pas; elle veillera à ce que vous soyez interrogée (1). » Il sera curieux de voir comment, ayant

(1) Quelques jours après cette seconde arrestation, madame Roland adressa une lettre à la section de Beaurepaire ; mais le président n'osa pas en donner lecture à l'Assemblée,

été mise en liberté à une heure, parce qu'il n'y avait rien contre moi, j'ai pu devenir suspecte dans le chemin de l'Abbaye à mon domicile, et fournir ainsi de nouveaux motifs de détention.

Joubert, autre administrateur, aussi violent, mais plus lourd et encore plus sot que Louvet, prit magistralement la parole pour justifier l'administration, en convenant que ma première arrestation était illégale, et qu'il avait fallu me mettre en liberté pour m'arrêter ensuite aux termes de la loi. Ceci me donnait beau jeu ; j'allais en profiter; mais les tyrans, à qui la vérité échappe, ne veulent pas même alors qu'on la leur dise; le bruit et la colère ne laissent pas une seule place à la raison; je quittai la compa- . gnie et fus amenée à Sainte-Pélagie.

Le nom de cette maison qui, sous l'ancien régime, était habitée par des religieuses gardiennes des victimes des lettres-de-cachet, et qu'on supposait de mauvaises mœurs, son isolement dans un quartier éloigné, rempli de ce qu'il faut bien appeler peuple, et trop connu par l'esprit féroce qui y fit égorger tant de prêtres au mois de septembre, ne me présentaient pas ce nouvel asile sous un jour consolant.

Pendant qu'on enregistrait mon entrée, un homme de sinistre figure ouvre mon paquet, le fouille cu

tant la terreur avait déjà fait de progrès. Cette lettre se trouve parmi les Pièces (M).

rieusement; je m'en aperçois à l'instant où il remet sur le bureau du concierge des imprimés qui y étaient (c'étaient des journaux): surprise et offensée d'un procédé qui ne doit avoir lieu que pour les personnes mises au secret, j'observe que du moins ce ne doit pas être à un homme d'examiner ainsi avec indécence le paquet de nuit d'une femme. On lui ordonne de le laisser; mais c'est le porte-clefs du corridor où l'on me loge, et j'étais destinée à voir deux fois le jour son affreux visage. On me demande si je veux une chambre à un ou deux lits. «Je suis seule et ne veux point de compagne. Mais la chambre sera trop petite. - Peu m'importe. » On cherche, il n'y en avait pas de libre ; j'entre dans une chambre à deux lits; elle a six pieds de large sur douze de long, de manière qu'avec les deux petites tables et les deux chaises, il n'y reste guère d'espace. J'apprends qu'il faut payer d'avance le loyer du premier mois; 15 livres pour un lit ; le double pour les deux: je ne voulais en occuper qu'un, et je l'aurais pris dans une chambre où il eût été seul; je ne payai donc que 15 livres. «Mais il n'y a point de pot-àl'eau ni d'autre vase? C'est qu'il faut les acheter, » me dit le certain homme, fort empressé d'offrir des services dont on voit le but intéressé. J'ajoute à ces acquisitions une écritoire, du papier, des plumes; et je m'établis. La maîtresse du logis vient me visiter; je m'informe des usages et de mes droits; j'apprends qu'ici l'État ne donne rien pour les prison

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Il y a une

niers. « Comment donc vivent-ils ? portion de haricots seulement, et une livre et demie de pain par jour; mais vous ne pourrez manger ni de l'un ni de l'autre. Je crois bien que cela ne ressemble pas à ce dont j'ai l'habitude; mais j'aime à connaître de chaque situation ce qui lui est propre, et à mettre mes forces au niveau de celles où je me trouve ; je veux en essayer. » Je tentai effectivement; mais soit la disposition, qui n'était pas très-bonne alors, soit le défaut d'exercice, mon estomac fut rebelle pour l'ordinaire de la prison. Il fallut avoir recours à la cuisine de madame Bouchaud; elle m'avait offert de me nourrir, je l'acceptai: j'y trouvais salubrité, économie, par comparaison à ce que j'aurais fait venir du traiteur, au bout du monde, et dans un quartier perdu. Une côtelette et quelques cuillerées de légumes à dîner, un peu d'herbages le soir, jamais de dessert, rien à déjeuner, que du pain et de l'eau; voilà ce que je commandai, et ce dont j'avais usé à l'Abbaye. Je le consigne ici, pour rapprocher cette manière d'être de la dénonciation qui fut faite bientôt après à la section de l'Observatoire, de mes dépenses à Sainte-Pélagie où je corrompais le concierge, en faisant bombance avec sa famille d'où l'indignation des sans-culottes, et la proposition de quelques-uns de me dépêcher du monde. Cela s'accorde assez avec les criailleries de ces femmes qui prétendent s'être insinuées chez moi, sous de beaux habits, dans les cercles de vieilles.

comtesses que je tenais à l'hôtel de l'Intérieur, et avec les articles du journal de la Montagne qui insère les lettres que m'écrivent des prêtres réfractaires.

O Danton! c'est ainsi que tu aiguises les couteaux contre les victimes. Frappe! une de plus augmentera peu tes crimes; mais leur multiplicité ne peut couvrir ta scélératesse, ni te sauver de l'infamie. Aussi cruel que Marius, plus affreux que Catilina, tu surpasses leurs forfaits sans avoir leurs grandes qualités, et l'histoire vomira ton nom avec horreur, dans le récit des boucheries de septembre, et de la dissolution du corps social à la suite des événemens du 2 juin.

Mon courage n'était point au-dessous de la nouvelle disgrâce que je venais d'essuyer; mais le raffinement de la cruauté avec lequel on m'avait donné l'avant-goût de la liberté, pour me charger de nouvelles chaînes; mais le soin barbare de se prévaloir d'un décret, en appliquant faussement une désignation, pour me retenir plus arbitrairement sous une apparence de légalité, m'enflammaient d'indignation. Je me trouvais dans cette disposition où toutes les impressions sont plus vives et leurs effets plus alarmans pour la santé. Je me couchai sans pouvoir dormir; il fallait bien rêver. Jamais les états violens ne sont pour moi de longue durée ; j'ai besoin de me posséder parce que j'ai l'habitude de me régir. Je me trouvai bien dupe d'accorder quelque chose

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