Page images
PDF
EPUB

dises; je ne fais rien venir; je n'emploie personne ; il est clair que je serai la plus maussade prisonnière pour les domestiques 'qui établissent leurs petits profits sur les commissions et les fournitures dont on les charge; il convient donc que j'achète l'indépendance où je me mets d'eux; c'est la rendre plus parfaite, et me faire aimer en sus.

J'ai reçu quelques visites de l'excellent Champagneux et de l'estimable Bosc. Le premier, père d'une nombreuse famille, attaché à la liberté par principes, en avait professé la sainte doctrine dès le commencement de la Révolution, dans un journal destiné à l'instruction de ses concitoyens : un esprit judicieux, des mœurs douces, un grand amour du travail le caractérisent. Roland, au ministère, l'appela pour le mettre à la tête de la première division du département de l'intérieur; c'est l'un des meilleurs choix qu'il ait faits. Au reste, il n'a pas moins bien réussi dans celui de plusieurs autres chefs, tels que l'actif et franc Le Camus, l'habile Faypoult, etc. Jamais bureaux ne furent mieux montés ; c'est à leur parfaite organisation que Garat doit la faculté de supporter un fardeau qui passe ses forces; c'est à l'honnêteté, à la capacité de tels agens qu'il est redevable de la tranquillité dont on le laisse jouir. Il l'a senti, et il disait, avec raison, qu'il abandonnerait la partie s'il était obligé de faire des changemens dans ses bureaux. Il sera forcé de l'abandonner malgré cela; car tous les talens des seconds ne suppléent pas au manque

de caractère d'un ministre : la faiblesse est le pire de tous les défauts dans ceux qui gouvernent, particulièrement au milieu des factions. Garat et Barrère, simples particuliers, ne seraient jugés manquer ni d'esprit, ni d'honnêteté; mais l'un, chargé du pouvoir exécutif, et l'autre, législateur, perdraient tous les États du monde par leurs demi-mesures : leur manie, prétendue conciliatoire, leur fait toujours prendre la ligne oblique qui mène droit au précipice et à la confusion. La conciliation des hommes d'État doit être toute dans le mode, je veux dire dans la manière de traiter avec ceux qu'ils emploient; ils doivent se servir des passions mêmes et des défauts de ceux qu'ils dirigent ou avec qui ils traitent; mais rigoureux dans les principes, fermes et rapides dans l'action, jamais obstacles ni considérations ne doivent les faire plier au premier égard, ni dévier au second.

Si Roland pouvait joindre à l'étendue de ses vues, à la force de son âme, à sa prodigieuse activité, un peu plus d'art dans la manière, il gouvernerait aisément un empire; mais ses défauts ne nuisent qu'à lui-même, et ses qualités sont infiniment précieuses en administration.

Bosc, notre ancien ami, d'un caractère vrái, d'un esprit éclairé, allant chez moi le premier jour de ma détention, s'empressa de conduire ma fille chez madame Creuzé-la-Touche, qui l'accueillit, la compta au nombre de ses enfans, avec lesquels il fut établi qu'elle resterait sous ses yeux. Il faut con

naître les personnes pour sentir tout ce que vaut ce trait. Il faut se représenter Bosc, sensible et franc, accourant chez ses amis, se saisissant de leur enfant, le confiant, de son propre mouvement, à la famille la plus respectable, comme un dépôt qu'il s'honore de leur faire, et qu'il sait devoir être reçu avec la reconnaissance qu'éprouvent les âmes délicates à qui on offre l'occasion de bien faire il faut avoir connu les mœurs patriarcales, les vertus de Creuzé et de sa femme, la douceur et la bonté qui les distinguent, pour juger de leur accueil et en sentir le prix.

:

Qui donc est à plaindre dans tout ceci? Roland seul; Roland persécuté, proscrit; Roland à qui l'on refuse l'examen de ses comptes; Roland obligé, pour se soustraire à l'aveugle fureur d'hommes abusés par ses ennemis, de se cacher comme un coupable, de trembler même pour la sûreté de ceux qui le reçoivent, de dévorer en silence la détention de son épouse, l'apposition des scellés sur tout ce qui lui appartient.. ; et d'attendre, dans l'incertitude, le règne d'une justice qui ne l'indemnisera jamais de ce que la perversité lui aura fait souffrir!

Ma section, pénétrée des meilleurs principes, avait pris, le 3, un arrêté qui les respire, et qui établit les droits des citoyens à réclamer contre les détentions arbitraires, à s'opposer même à celles qui pourraient être tentées. Ma lettre y fut lue, écoutée avec intérêt; la discussion qui s'établit sur

elle, ayant été prolongée au lendemain, les montagnards s'entendirent, l'éveil fut donné dans leur parti, il arriva force députations d'enragés d'autres sections, pour entraver la marche des délibérations, et corrompre, s'il était possible, l'esprit de celle-ci, ou l'effrayer par des menaces, et porter la majorité des sections à la désarmer. Sur ces entrefaites, pressée par Grandpré de ne négliger aucun moyen d'abréger ma captivité, j'écrivis encore à Garat, et je m'adressai aussi à Gohier: ce dernier, que j'ai péu vu, d'une faiblesse égale à celle de Garat, m'a paru d'une médiocrité plus grande encore à tout autre égard. Je ne pouvais guère écrire à de tels hommes qu'en leur donnant des leçons; elles étaient sévères... Grandpré les trouva mortifiantes, quoique justes; j'adoucis quelques expressions et me tins aux suivantes.

La citoyenne Roland au ministre de la Justice.

De la prison de l'Abbaye, le 8 juin 1793.

« Je suis opprimée ; j'ai donc sujet de vous rappeler mes droits et vos devoirs.

» Un ordre arbitraire, sans motif d'arrestation, m'a plongée dans ces lieux préparés pour les coupables; je les habite depuis huit jours sans avoir été interrogée.

» Les décrets vous sont connus; l'on vous charge

de visiter les prisons, d'en faire sortir ceux qui s'y trouvent détenus sans cause; dernièrement encore il en a été rendu un autre qui prescrit de vous faire représenter les mandats d'arrêt, d'examiner s'ils sont motivés, et de faire interroger les détenus.

» Je vous fais passer copie certifiée de celui en vertu duquel j'ai été enlevée de mon domicile et amenée ici.

» Je réclame l'exécution de la loi pour moi et pour vous-même. Innocente et courageuse, l'injustice m'atteint sans me flétrir, et je puis la subir avec fierté dans un temps où l'on proscrit la vertu. Quant à vous, placé entre la loi et le déshonneur, votre volonté ne peut être douteuse, et il faudrait vous plaindre si vous n'aviez pas le courage d'agir en conséquence (1).

[ocr errors]

Au ministre de l'Intérieur.

8 juin, etc.

« Je sais que vous avez fait l'envoi de mes réclamations au corps législatif; ma lettre n'a pas été lue: vos devoirs sont-ils remplis pour l'avoir adressée, à ma prière ? — J'ai été arrêtée sans déduction de

(1) Il y avait : « Mais vous, placé entre la loi et le déshon» neur, il faut quitter votre place ou la remplir, ou avouer l'in» famie dont la postérité couvrira la faiblesse de vos pareils. »

« PreviousContinue »