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propre scélératesse et de leur ineptie, sans pouvoir porter atteinte à la gloire de ceux mêmes qu'ils feraient périr.

Au second ministère de Roland, comme au premier, je m'étais imposé de ne recevoir aucune femme, et j'ai suivi scrupuleusement cette règle. Jamais mon cercle n'a été fort étendu, et jamais les femmes n'en ont composé la plus grande partie. Après mes plus proches parens, je ne voyais que les personnes dont les goûts et les travaux intéressaient mon mari. Je sentis qu'au ministère je serais exposée à un entourage fort incommode, qui même aurait ses dangers; je trouvai que madame Pétion avait pris à la Mairie un parti fort sage, et j'estimai qu'il était aussi louable d'imiter un bon exemple que de le donner. Je n'eus donc ni cercle, ni visite; c'était d'abord du temps de gagné, chose inappréciable quand on a quelque moyen de l'employer. Deux fois la semaine seulement je donnais à dîner l'une aux collègues de mon mari avec lesquels se trouvaient quelques députés; l'autre à diverses personnes, soit députés, soit premiers commis des bureaux, soit enfin de telles autres, jetées dans les affaires, ou occupées de la chose publique. Le goût et la propreté régnaient sur ma table sans profusion, et le luxe des ornemens n'y parut jamais; on y était à l'aise, sans y consacrer beaucoup de temps, parce que je n'y faisais faire qu'un service, et que je n'abandonnais à personne le soin d'en faire les honneurs. Quinze cou

verts étaient le nombre ordinaire des convives, qui ont été rarement dix-huit, et une seule fois vingt. Tels furent les repas que les orateurs populaires traduisirent, à la tribune des Jacobins, en festins somptueux, où, nouvelle Circé, je corrompais tous ceux qui avaient le malheur de s'y asseoir. Après le dîner, on causait quelque temps au salon, et chacun retournait à ses affaires. On se mettait à table vers cinq heures, à neuf il n'y avait plus personne chez moi : voilà ce qu'était cette cour dont on me faisait la reine, ce foyer de conspiration à battans ouverts.

Les autres jours, fermés en famille, nous étions souvent mon mari et moi tête à tête; car la marche des occupations portant fort loin l'heure du dîner, ma fille mangeait dans sa chambre avec sa gouvernante. Ceux qui m'ont vue alors me rendront témoignage un jour (1), lorsque la voix de la vérité pourra se faire entendre: je n'y serai peut-être plus ; mais je sortirai de ce monde avec la confiance que

(1) Rien n'est plus vrai que ce que dit ici madame Roland de la frugalité de sa table, dans les jours ordinaires. Elle et ses amis conservaient une simplicité de mœurs qu'on aurait peine à concevoir aujourd'hui. Nous citerons à ce sujet une anecdote curieuse que nous tenons de M. Bosc: il invita un jour M. Roland et sa femme à dîner au bois de Boulogne; les convives étaient au nombre de six, dont trois ministres : le dîner coûta quinze francs!

(Note des nouveaux éditeurs.)

la mémoire de mes calomniateurs se perdra dans les malédictions, tandis que mon souvenir sera quelquefois rappelé avec attendrissement.

Dans le nombre des personnes que je recevais, et dont j'ai déjà signalé les plus marquantes, Payne doit être cité. Déclaré citoyen français, comme l'un de ces étrangers célèbres que la nation devait s'empresser d'adopter, il était connu par des écrits qui avaient été utiles dans la révolution d'Amérique, et auraient pu concourir à en faire une en Angleterre. Je ne me permettrai pas de le juger absolument, parce qu'il entendait le français sans le parler, que j'en étais à peu près de même à l'égard de l'anglais; que j'écoutais plutôt sa conversation avec de plus habiles que moi, que je n'étais en état d'en former une avec lui.

La hardiesse de ses pensées, l'originalité de son style, ces vérités fortes, jetées audacieusement au milieu de ceux qu'elles offensent, ont dû produire une grande sensation; mais je le croirais plus propre à semer, pour ainsi dire, ces étincelles d'embrasement, qu'à discuter les bases ou préparer la formation d'un gouvernement. Payne éclaire mieux une révolution, qu'il ne peut concourir à une constitution. Il saisit, il établit ces grands principes dont l'exposé frappe tous les yeux, ravit un club et enthousiasme à la taverne ; mais pour la froide discussion du comité, pour le travail suivi du législateur, je présume David Williams infiniment plus propre que lui. Wil

liams, fait également citoyen français, n'avait pas été nommé à la Convention, où il eût été plus utile; mais le gouvernement le fit inviter à se rendre à Paris, où il passa quelques mois et conféra souvent avec les députés travailleurs. Sage penseur, véritable ami des hommes, il m'a paru combiner leurs moyens de bonheur, aussi bien que Payne sent et décrit les abus qui font leur malheur. Je l'ai vu, dès les premières fois qu'il eut assisté aux séances de l'Assemblée, s'inquiéter du peu d'ordre des discussions, s'affliger de l'influence que s'attribuaient les tribunes, et douter qu'il fût possible que de tels hommes, en telle situation, décrétassent jamais une constitution raisonnable. Je pense que la connaissance qu'il acquit alors de ce que nous étions déjà l'attacha davantage à son propre pays, où il est retourné avec empressement. Comment peuvent discuter, me disait-il, des hommes qui ne savent point écouter? Vous autres Français, vous ne prenez pas non plus la peine de conserver cette décence extérieure qui a tant d'empire dans les assemblées; l'étourderie, l'insouciance et la saleté ne rendent point un législateur recommandable; rien n'est indifférent de ce qui frappe tous les yeux et se passe en public. Que dirait-il, bon Dieu, s'il voyait les députés, depuis le 31 mai, vêtus comme les gens du port, en pantalon, veste et bonnet, la chemise ouverte sur la poitrine, jurant et gesticulant en sans-culottes ivres! Il trouverait tout simple que le peuple les traitât

comme ses valets, et que tous ensemble, après s'être souillés d'excès, finissent par tomber sous la verge d'un despote qui saura les assujettir. Williams remplirait également bien sa place au parlement ou au sénat, et porterait partout la véritable dignité. Par quelle saillie d'imagination la mienne rappelle-t-elle ici Vandermonde? Je n'ai jamais rencontré des yeux aussi faux, et qui accusassent plus juste la nature de l'esprit du personnage. On dirait que celui-ci a le sien coupé net en deux parts: avec l'une, on peut commencer tous les raisonnemens; mais il est impossible d'en suivre aucun avec l'autre, et de tirer de l'ensemble un bon résultat. Comme la science figure mal dans une tête ainsi organisée ! Aussi Vandermonde, académicien d'ailleurs, ami de Pache et de Monge, se vantait de servir de conseil à ce dernier, et d'être appelé sa femme. Il me disait un jour en parlant des Cordeliers (de la secte desquels il avouait être), par opposition aux personnes qui les traitaient d'enragés : « Nous voulons » l'ordre par la raison, et vous êtes du parti de ceux qui la veulent par la force. » Après cette définition, je n'ai plus rien à dire des travers d'esprit d'un tel homme. Mais puisque j'ai parlé d'un académi– cien, il faut un petit mot sur Condorcet, dont l'esprit sera toujours au niveau des plus grandes vérités, mais dont le caractère ne sera jamais qu'à celui de la peur. On peut dire de son intelligence, en rapport avec sa personne, que c'est une liqueur fine

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