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que jamais sur ce qui me concerne, j'espère faiblement pour les autres, et j'attends les événemens avec plus de curiosité que de désir : je ne vis plus pour sentir, mais pour connaître. Je ne tardai pas d'apprendre que le mouvement commandé pour faire rendre le décret d'arrestation avait donné des inquiétudes sur les prisons; c'était la cause de la garde sévère et bruyante de la nuit aussi les citoyens de la section de l'Unité n'avaient pas voulu se rendre au rappel qui les envoyait autour de la Convention; tous restèrent chez eux pour veiller sur leurs propriétés et sur la prison située dans leur enceinte je vis le motif de l'air inquiet et alarmé de Grandpré qui me confessa ses craintes le lendemain. Il s'était rendu à l'Assemblée pour y faire lire ma lettre; et, durant huit heures consécutives, il avait, ainsi que plusieurs députés, inutilement réitéré ses instances auprès du bureau ; il était évident que je n'obtiendrais pas cette lecture. Je remarquai sur le Moniteur que ma section, celle de Beaurepaire, s'était prononcée en ma faveur, même depuis ma détention; j'imaginai de lui écrire, et je le fis

en ces termes

«

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J'apprends, par les papiers publics, que vous aviez mis sous la sauve -garde de votre section Roland et son épouse; je l'ignorais quand j'ai été enlevée de chez moi, et le porteur des ordres de la

Commune m'a présenté, au contraire, la force armée dont il était accompagné, comme celle de la section qu'il avait requise c'est ainsi qu'il l'a exprimé dans son procès-verbal. Du moment où j'ai été enfermée à l'Abbaye, j'ai écrit à la Convention, et je me suis adressée au ministre de l'intérieur pour qu'il lui fit passer mes réclamations : je sais qu'il a obtempéré à ma demande, et que ma lettre a été remise; mais elle n'a point été lue. J'ai l'honneur de vous en adresser une copie certifiée. Si la section croit digne d'elle de servir d'interprète à l'innocence opprimée, elle pourrait députer à la barre de la Convention pour y faire entendre mes justes plaintes et ma demande. Je soumets cette question à sa sagesse; je n'y joins aucune prière ; la vérité n'a qu'un langage, c'est l'exposé des faits; les citoyens qui veulent la justice n'aiment pas qu'on leur adresse des supplications, et l'innocence n'en sait point faire.

» P. S. Voici le quatrième jour de ma détention, et je n'ai été interrogée. J'observe pas que l'ordre d'arrestation ne portait aucun motif, mais qu'il exprimait que je serais interrogée le lendemain. »

Quelques jours se passèrent sans que j'entendisse parler de rien ; je n'étais toujours point interrogée. J'avais pourtant reçu beaucoup de visites d'administrateurs à plats visages et sales cordons, se disant appartenir, les uns à la police, les autres à je ne sais quoi; grands sans-culottes, à cheveux puans,

zélés observateurs de l'ordre du jour, venant savoir si les prisonniers étaient satisfaits de leur traitement. Jem'étais exprimée, vis-à-vis de tous, avec l'énergie et la dignité convenables à l'innocence opprimée ; j'avais aperçu deux ou trois hommes de bon sens, qui me comprenaient sans oser m'appuyer, et j'étais à diner, lorsqu'on vint m'en annoncer cinq à six autres d'une seule fournée. La moitié s'avance; celui qui portait la parole me parut, avant d'avoir ouvert la bouche, un de ces bavards, à tête vide, qui jugent de leur mérite par la volubilité de leur langue. Bonjour, Citoyenne. Bonjour, Monsieur. -Êtes-vous contente de cette maison ? N'avez-vous pas de plaintes à faire sur votre traitement, ou de demandes à former sur quelque chose? Je me plains d'être ici; je demande à en sortir. Est-ce que votre santé est altérée? Vous vous ennuyez un peu? Je me porte bien, et je ne m'ennuie pas. L'ennui est la maladie de ceux qui ont l'âme vide et l'esprit sans ressource; mais j'ai un vif sentiment de l'injustice; je réclame contre celle qui m'a fait arrêter sans motif, et détenir sans être interrogée.

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Ah! dans un temps de révoluion, il y a tant à faire, qu'on ne peut suffire à tout. - Une femme, à qui le roi Philippe faisait à peu près cette réponse, lui répliqua : « Si tu n'as pas le temps de me faire justice, tu n'as donc pas le temps d'être roi! Prenez garde de forcer les citoyens opprimés à dire la même chose au peuple, ou plutôt aux auto

rités arbitraires qui l'égarent. Adieu, Citoyenne. Adieu. » Et mon bavard de s'en aller, faute de savoir répondre à des raisons. Ces gens m'ont eu l'air d'être venus pour voir la figure que j'avais en cage; mais ils feraient bien du chemin avant d'y trouver aussi sots qu'eux.

J'ai dit que je m'étais informée de la manière de vivre dans ces lieux, non que je mette un grand prix à ce qu'on appelle les commodités de la vie; je sais user d'elles sans scrupule, quand il n'y a pas d'inconvénient à le faire, mais toujours avec modération, et je me passe de tout sans difficultés. C'est par un esprit d'ordre naturel que j'ai besoin de savoir ce qui constitue ma dépense, et de la régler suivant ma situation.

On m'apprit que Roland, au ministère, avait trouvé excessive la quotité de 5 livres allouées par tête de prisonnier, pour la dépense de chaque jour, et qu'il l'avait réduite à 2 livres; mais l'extrême augmentation des denrées, triplées de valeur depuis quelques mois, rend ce traitement assez médiocre; car la Nation, ne donnant que les quatre murs et de la paille, on prélève d'abord 20 sous pour indemnité au concierge de ses frais de chambres, c'est-àdire du lit et des meubles quelconques. Il faut, sur les 20 sous qui restent, s'éclairer, payer son feu, s'il est besoin d'en faire, et se nourrir : c'est insuffi-. sant; mais on est libre, comme de raison, d'ajouter ce qu'on veut à sa dépense. Je n'aime point à en

faire une grande pour ma personne, et j'ai quelque plaisir à exercer mes forces dans les privations. L'envie m'a pris de faire une expérience, et de voir jusqu'où la volonté humaine peut 'réduire les besoins ; mais il faut procéder par gradations; c'est la seule manière d'aller loin. J'ai commencé, au bout de quatre jours, par retrancher les déjeuners, et substituer au café, au chocolat, du pain et de l'eau ; j'ai établi qu'on ne me servirait qu'un plat de viande commune avec quelques herbages à mon dîner; le soir, un peu de légumes, point de dessert ; j'ai bu de la bière pour me déshabituer du vin, puis je l'ai quittée elle-même. Cependant, comme ce régime a un but moral, et que j'aurais autant d'aversion que de mépris pour une économie inutile, j'ai commencé par donner une somme pour les malheureux à la paille, afin d'avoir le plaisir, en mangeant le matin mon pain sec, de songer que de pauvres diables me devront de joindre quelque chose avec le leur pour leur dîner. Si je reste ici six mois, je veux en sortir grasse et fraîche, n'ayant plus besoin que de soupe et de pain, et ayant mérité quelques bénédictions incognito. J'ai fait aussi, mais dans un autre esprit, quelques présens aux gens de service de la prison. Quand on est, ou paraît sévèrement économe dans sa dépense, il faut être généreux à l'égard d'autrui pour se le faire pardonner, surtout dans une situation où ceux qui vous entourent comptent leur gain sur cette dépense. Je ne demande ni soins, ni marchan

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