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UN HISTORIEN

DE LA

PHILOSOPHIE ANGLAISE

1. Histoire de la philosophie anglaise, par M. Charles de Rémusat, 1875.

II. Lord Herbert de Cherbury, par le même, 1874.

I.

Le nom de M. Charles de Rémusat a eu naguère un bien grand retentissement: les moins initiés à la culture littéraire et à la renommée mondaine ont appris à le connaître dans une lutte mémorable que personne n'a oubliée. Nous n'avons pas à revenir sur cette lutte; mais nous pouvons y signaler une circonstance bien remarquable, c'est qu'au milieu du conflit et dans les plus vives ardeurs de la bataille on vit, ce qui s'est rarement présenté dans aucune lutte électorale, les adversaires s'incliner aussi respectueusement que les amis devant le nom de M. Charles de Rémusat. Deux idées étaient en présence, et l'une, conspirant contre elle-même, devait malheureusement triompher; mais le caractère, l'âme, le talent, tout ce qui fait l'honneur et la gloire d'un citoyen, étaient reconnus de part et d'autre, avec une égale estime, dans la personne de celui qui devait échouer, emportant avec lui pour un temps la fortune libérale de la France. Cette défaite a été pour M. de Rémusat l'occasion d'une bien grande victoire. La loyauté constante, la plus noble libéralité d'esprit, le dévoûment inflexible aux principes de la révolution, en un mot une vie une, sage et droite recevait sa récompense par le témoignage unanime de l'opinion publique, même de cette partie de l'opinion qu'égaraient l'ignorance et la passion.

Ces rares qualités, qui font de M. de Rémusat le type le plus accompli du libéral de notre temps, il ne les a pas seulement déployées dans la politique, il les a portées dans la philosophie, pour laquelle il a toujours eu la plus constante des passions: on ne se tromperait même pas en supposant que sa passion pour la philosophie est plus vive encore que pour la politique. Si la politique est pour lui un devoir, une tradition de famille, un engagement de jeunesse, la philosophie est un goût, une libre inclination. L'une s'impose à sa volonté, l'autre à son amour. Si les longues années de silence et de loisir que lui a données l'empire lui ont douloureusement pesé, ce n'est pas l'ambition, ni même le désir inquiet de l'activité, qui souffraient en lui, c'était l'amour du pays et le sentiment blessé de la dignité humaine, car autrement une retraite qui l'eût obligé à se renfermer dans la philosophie eût été la bienvenue, elle eût rempli tous les vœux d'une âme curieuse qui se plaît dans la méditation et dans l'étude plus que dans le bruit des partis, où sa raison sereine, sa grande droiture, sa passion pour la vérité, sont constamment froissées. Si dans ces dernières années une amitié illustre n'eût pas forcé sa répugnance en l'engageant presque malgré lui dans l'arène, il eût volontiers fait comme le philosophe de Platon : « se regardant comme au milieu de bêtes féroces, incapable de partager les injustices d'autrui, et trop faible pour s'y opposer à lui seul, il reconnaît qu'avant d'avoir pu rendre quelques services à l'état ou à ses amis, il lui faudrait périr, inutile à lui-même et aux autres; ayant fait toutes ces réflexions, il se tient en repos, uniquement occupé de ses propres affaires, et, comme le voyageur pendant l'orage, abrité derrière quelque petit mur contre les tourbillons de poussière et de pluie, voyant de sa retraite l'injustice envelopper les autres hommes, il se trouve heureux s'il peut couler ici-bas une vie pure et irréprochable, et quitter cette vie avec une âme calme et sereine et une belle espérance (1). »

En philosophie, M. de Rémusat n'a jamais pris le rôle d'un chef d'école; son amitié, son admiration, sa déférence respectueuse pour M. Victor Cousin, ne lui eussent pas permis d'opposer sa propre influence à celle de l'illustre maître, et il mettait la meilleure grâce du monde à se ranger, avec de plus jeunes, honorés et étonnés, parmi ses disciples. C'était à d'autres, ce n'était pas à lui de signaler ce qui le distinguait et le mettait hors pair. Malheureusement nous sommes en un temps où celui qui veut passer pour un esprit original doit commencer par le dire : les modestes sont pris au mot. On a trop affaire de rabattre les prétentions pour avoir le

(1) Platon, République, 1. VI, trad. Cousin.

temps de s'occuper de ceux qui n'en ont pas. C'est ce qui fait que la valeur propre et personnelle de M. de Rémusat comme philosophe n'a jamais été complétement mise en lumière. Sans être un chef d'école, il eût pu être, s'il l'avait voulu, l'inventeur d'une nuance dans une école, et l'inventeur d'une nuance, en la grossissant un peu et avec quelque savoir-faire, joue facilement l'apparence d'un plus grand rôle. En effet, un trait de caractère distinguait très particulièrement M. de Rémusat parmi les autres disciples de M. Cousin: il n'était pas parmi les satisfaits; il faisait des réserves; il insinuait des objections; comme Socrate, tout en restant fidèle aux grands principes de l'idéalisme spiritualiste, il aimait à montrer que ce que l'on sait le mieux, c'est que l'on ne sait rien. Nous ne voudrions pas, pour relever un des amis de M. Victor Cousin, avoir l'air de diminuer les autres; chacun d'eux avait sa personnalité propre. L'un se recommandait par une sorte de candeur pieuse, qui en faisait le Fénelon du spiritualisme; un autre choisissait le rôle de stoïcien, et, préférant l'originalité de la vie à celle des idées, se montrait aussi mâle et aussi hardi dans l'action que sage et croyant dans la théorie; un troisième, rassemblant, dans une solide encyclopédie, tous les résultats historiques et théoriques de l'école nouvelle, en fondait peut-être le monument le plus durable, en même temps que, poussant ses recherches du côté de l'Orient judaïque, il enrichissait de ce côté l'érudition philosophique. Enfin tous avaient leur individualité marquée et leur génie propre; mais on ne méconnaît pas leur valeur, on constate simplement un fait en disant que dans l'école de M. Cousin, à partir d'un certain moment, la plupart se sont tenus pour satisfaits. Aux recherches hardies des débuts succédèrent bientôt des affirmations décidées et un peu étroites. Ce changement même se fit assez vite. En 1836, M. Th. Jouffroy, dans une préface célèbre aux Œuvres de Reid, distinguait hardiment ce qu'il appelait les questions de fait et les questions ultérieures ou métaphysiques, et il semblait ajourner pour longtemps la solution de ces dernières questions. Quelques années après, ces questions ultérieures étaient toutes résolues, et la doctrine constituée. M. de Rémusat n'a jamais contesté les fondemens généraux de cette doctrine, l'ensemble de ses spéculations appartient certainement au même esprit et au même ordre d'idées; mais il trouvait que les choses n'étaient pas tout à fait aussi claires qu'on le disait. Il trouvait que l'école de M. Cousin, telle qu'elle paraissait définitivement établie, tranchait d'une manière trop décidée des problèmes qui sont pleins d'abîmes; il lui semblait qu'on n'arrivait à la simplicité des décisions qu'en effaçant la complexité des questions, en s'abstenant de recherches du côté où l'on craignait des obstacles, en niant ou en omettant ce qui gênait, en un mot en supprimant les

difficultés. C'est là le trait caractéristique de M. de Rémusat, et l'originalité de son rôle en philosophie. Il a eu, il a conservé le sentiment des difficultés dans une école où ce sentiment s'effaçait. N'est-ce pas dire qu'il a eu à un haut degré l'esprit philosophique? car qu'est-ce que l'esprit philosophique, si ce n'est l'esprit d'examen, de recherche, de critique, de discussion? Qu'est-ce qu'un philosophe, si ce n'est un homme qui soulève des problèmes, qui pose des points d'interrogation? Des questions résolues appellent de nouvelles questions; une difficulté surmontée fait naître mille difficultés. Cette lutte éternelle est la vie même de la science, et la philosophie, considérée comme science, ne peut échapper à ces conditions. Bien plus, dans l'intérêt des vraies doctrines, il eût peut-être été à désirer qu'on n'eût pas aussi vite aspiré à un formulaire définitif, et la circonspection critique de M. de Rémusat était peut-être plus sage qu'un dogmatisme trop absolu. Il y avait trop de disproportion entre l'immensité des problèmes et les trois ou quatre dogmes auxquels on réduisait toute la science philosophique. Ces dogmes rétrécissaient trop l'horizon de la pensée; ils étaient plus négatifs que positifs : on séparait les choses, on ne s'occupait pas de les unir. Dieu n'est pas le monde; l'âme n'est pas le corps; la liberté n'est pas la nécessité; le devoir n'est pas l'intérêt. Fort bien; mais, si toutes ces choses sont si distinctes, si séparées, comment coexistent-elles? Et que de questions oubliées, écartées! Comment l'humanité tient-elle à la nature? comment la vie sort-elle de la matière brute? comment la force et la matière s'unissent-elles? Si l'on était riche en objections contre ses adversaires, combien peu d'objections se faisait-on à soi-même! Bossuet a dit qu'il n'a pas ignoré les objections contre la religion, mais qu'il les avait « méprisées. » Rien de plus éloquent dans un discours; mais rien de moins philosophique. En méprisant les difficultés, on ne tranquillise pas les esprits, on ne les satisfait pas; ils se dégagent peu à peu et vous abandonnent, parce qu'on leur demande plus qu'ils ne peuvent, plus qu'ils ne veulent donner. Peut-être en mitigeant le dogmatisme de l'école et en laissant ouverts quelques chemins à la liberté de la pensée, faisait-on plus pour préserver les grands principes qu'en se renfermant trop tôt dans des cadres trop étroits. Quoi qu'il en soit, M. de Rémusat. est un de ceux qui ont toujours maintenu les questions ouvertes, et, s'il lui avait plu d'accentuer plus fortement la méthode et les principes de ce que j'appellerais volontiers un spiritualisme critique, il n'aurait pas manqué d'esprits qui eussent aimé à se grouper autour de lui.

En même temps que la philosophie répondait chez M. de Rémusat à l'esprit de recherche et d'examen, elle était encore pour lui quelque chose de plus, une chose d'âme et de foi. Tandis que, trompés par

son large libéralisme, quelques-uns lui font une réputation de sceptique, on peut dire au contraire que personne ne croit plus que lui à la raison humaine, à la vérité et au droit. Lui-même a exprimé avec éloquence quels sentimens l'ont conduit à la philosophie, quelle satisfaction son âme y a trouvée, quel rempart contre les tristesses et les découragemens de sa jeunesse. « Jugez, disait-il à M. Jules Favre lors de la réception de celui-ci à l'Académie française à la place de M. Victor Cousin, jugez de ce que nous dûmes ressentir lorsque, dans les modestes asiles de l'enseignement public, nous vîmes s'élever devant nous un jeune homme ardent et grave, solennel et passionné, qui, du haut de la chaire des maîtres, nous dit d'une imposante voix : Reprenez courage et relevez vos âmes. Rien n'est perdu de ce qui est sacré. Les jeux de la force et de la fortune n'ont pas de prise sur la vérité. Au-dessus de la politique et de la guerre, la philosophie vous montre l'idée inaltérable du droit, dont la politique et la guerre doivent être les servantes, si elles ne veulent être méprisables. Que tout ce qui a péri vous ramène à ce qui ne périt pas; les yeux fixés sur le droit, consacrezvous à sa cause. Revenez aux doctrines qui, dans la contemplation des vérités nécessaires, retrouvent la divine origine de la raison, et lui rendent ses prérogatives en même temps que ses lois. » Cette foi dans la raison, dans le droit, dans la liberté, qui peut être violée, mais non étouffée, est toujours pour M. de Rémusat la philosophie elle-même; cette consolation des douleurs patriotiques qu'a traversées sa jeunesse est encore pour lui la consolation des épreuves bien autrement douloureuses de ses dernières années.

Nous n'aurions pas fait connaître tous les traits remarquables du talent philosophique de M. de Rémusat, si nous n'en signalions encore deux : l'un qui s'explique naturellement, l'autre qu'il est permis de trouver étrange et que l'on doit noter particulièrement. Le premier de ces traits, c'est le goût de l'histoire et de la biographie en philosophie. Homme d'état, quoi de plus naturel qu'il ait du goût pour cette partie de la philosophie qui touche aux choses humaines, à l'histoire, à la religion, à la politique? Homme du monde et lettré délicat, quoi d'étonnant qu'il voie dans les philosophes autre chose que des idées pures, qu'il s'intéresse à leur vie, à leurs aventures, à leur caractère, à leur genre d'esprit? Historien de la politique anglaise au XVIIIe siècle, il l'a surtout étudiée dans quelques biographies profondément fouillées, dans ce curieux et original Bolingbroke, l'ami de Voltaire, l'un des maîtres de la libre pensée en Angleterre, demi-jacobite, demi-hanovrien, et dont le nom reste attaché pour nous à la paix qui a sauvé en 1713 l'intégrité de la France, dans cet autre personnage non moins curieux, mais plus suivi et plus profond, qui a été l'un des fonda

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