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la France et l'Allemagne. Pourtant, dans son langage même et dans celui des Hollandais qui lui succédèrent, perçaient, à l'insu peutêtre des orateurs, de secrètes et persistantes terreurs. La Hollande se méfie de certaines théories sur la mission historique de la Prusse que professent aujourd'hui dans leurs chaires la plupart de ces savans allemands auxquels elle vient d'offrir une si cordiale hospitalité; elle s'inquiète de ce que médite, à Berlin ou dans les bois de Varzin, la volonté puissante, la fougueuse imagination de qui dépend surtout le repos ou le bouleversement de l'Europe. On se rappelle ici, par bonheur, le vers qui se lit à La Haye sur le fronton de l'hôtel de ville:

Felix quem faciunt aliena pericula cautum!

Heureux celui à qui les périls et les malheurs d'autrui enseignent la prudence!

Ce n'était point aux Français que s'adressait M. Moddermann quand il s'écriait, au terme d'une chaleureuse harangue : « Si jamais nous étions menacés d'une annexion quelconque, nous saurions recommencer ce qu'ont fait nos pères; plutôt que de laisser peser sur notre patrie un joug étranger, nous ouvririons, s'il le fallait, nos digues; la conquête que nous avons faite sur l'océan, nous la lui rendrions. » Des acclamations bien des fois répétées répondirent à ces paroles; les souvenirs des grands jours de la lutte héroïque sont encore vivans dans tous les cœurs.

On se séparait, bien avant dans la nuit, sur un discours humoristique, un peu long peut-être, d'un Irlandais, M. Mahaffy. Le lendemain, dans la matinée, nous nous dispersions. Les uns retournaient en toute hâte à leurs occupations et à leurs travaux. D'autres, et j'en étais, faisaient comme La Fontaine : ils prenaient le plus long, afin que cela les amusât, et passaient par Amsterdam; 'ils y regardaient à loisir, ils tâchaient de se graver dans la mémoire ces merveilleux Rembrandt, la fête et l'éblouissement des yeux. D'ailleurs pas plus les uns que les autres ne regrettent leur voyage. A Leyde, nous avions achevé de comprendre quel rôle important joue dans la vie d'un peuple moderne l'enseignement supérieur, quelle puissance il possède là où il est à la hauteur de sa tâche, pour façonner l'âme d'une nation et féconder toutes ses énergies. Cette vérité que tant d'esprits, en France même, s'obstinent encore à méconnaître, la Hollande l'a devinée il y a plus de trois siècles: ce n'est point pour l'oublier aujourd'hui. Qu'il s'agisse de la pensée et de la science ou de liberté politique et d'indépendance nationale, la Hollande restera fidèle à la fière devise de sa maison royale: je maintiendrai. GEORGE PERROT.

UNIVERSITY

OF

UN VOYAGE

AU CŒUR DE L'AFRIQUE

The Heart of Africa, three years' travels and adventures in the unexplored regions of central Africa, by Dr G. Schweinfurth, 2 vol.; Londres 1874.

Le spectre de la fièvre qui habite les marais pestilentiels du HautNil n'effraie pas, malgré tant de victimes qu'il a déjà dévorées, les hommes qu'une ardente curiosité attire vers l'inconnu. Sur les traces de ceux qui ne sont pas revenus s'élancent sans cesse de nouveaux explorateurs résolus à braver les chances d'un climat meurtrier et toute sorte de dangers prévus. Un nom nouveau est venu s'ajouter depuis quelques années à la liste de ceux qui brillent dans les fastes de la science militante, un voyageur de plus a raconté les merveilles de l'Afrique équatoriale: c'est le docteur George Schweinfurth, l'explorateur de la région des Niams-niams et des Akkas. Né en 1836 à Riga, en Livonie, George Schweinfurth manifesta de bonne heure un goût décidé pour la botanique, et c'est à l'étude de cette science qu'il ne tarda pas à se consacrer tout entier. A peine eut-il pris ses grades universitaires qu'il fut chargé en 1860 de classer et de décrire les plantes de l'herbier que le baron A. de Barnim, le compagnon de Robert Hartmann, venait de rapporter des régions du Haut-Nil. Les richesses de cette collection lui inspirèrent le désir de faire une plus ample connaissance avec la flore de l'Égypte et de la Nubie, et dès 1863 il foula le sol africain. Après avoir herborisé dans le Delta, parcouru pendant quelques mois la MerRouge dans son propre bateau, traversé à plusieurs reprises la région côtière et séjourné quelque temps sur les terrasses inférieures du mas

sif abyssinien, le jeune botaniste revint en Europe lorsqu'il se vit à bout d'argent, emportant un herbier splendide et possédé du désir de retourner en Afrique aussitôt que ses moyens le lui permettraient, afin d'entreprendre une investigation plus complète de la flore mystérieuse du bassin du Nil.

C'était là pour le botaniste un champ pour ainsi dire inexploré. Cependant sa santé avait subi de graves atteintes, de nombreux accès de fièvre avaient amené une désorganisation de la rate. Ce mal disparut comme par miracle après l'avoir visité une dernière fois à Alexandrie, et, chose inouie dans les annales des voyages, pendant un séjour de trois ans dans les contrées les plus malsaines de l'Afrique, M. Schweinfurth, comme s'il avait été bronzé par la maladie, sembla jouir d'une immunité personnelle au milieu des épidémies. Peut-être aussi faut-il attribuer cet heureux résultat à l'usage régulier du sulfate de quinine durant la saison dangereuse. Enfin la question pécuniaire fut résolue par les fonds que la Société de Humboldt mit à la disposition du voyageur, qui retourna en Égypte au mois de juillet 1868. De Suez, M. Schweinfurth se rendit à Djeddah, où il trouva une embarcation arabe non pontée qui le conduisit, vers la fin du mois d'août, à Souakine, sur la côte de Nubie. Le 1er novembre, il était à Khartoum. Il s'était fait recommander d'une manière spéciale à Djafer-Pacha, le gouverneur-général du Soudan égyptien, qui l'accueillit à merveille et le mit en rapport avec un des principaux traitans d'ivoire, le Copte Ghattas, dont l'appui devait lui être d'une grande utilité.

Le trafic entre Khartoum et la région des sources du Nil est alimenté avant tout par le commerce des esclaves et celui de l'ivoire. Le troc de l'ivoire est tout entier aux mains de six grandes maisons et d'une douzaine de petites qui leur sont associées; il ne représente qu'une exportation annuelle de la valeur de 2 millions de francs, et, pour ne pas tomber au-dessous de ce chiffre, les traitans sont obligés de pénétrer à chaque campagne plus avant dans l'intérieur. Ils y sont suivis par les explorateurs européens et aussi par le marchand d'esclaves arabe, le fléau de ces contrées. Pour faciliter leur commerce, ces traitans possèdent un grand nombre de dépôts aussi rapprochés que possible des lieux de production, et qu'ils établissent au sein des tribus pacifiques vouées à l'agriculture. Ces postes, appelés zėribas (palissades), sont des villages entourés d'une enceinte que la population indigène est tenue de pourvoir de vivres, et où l'on renferme des munitions, des objets d'échange et les dents d'éléphant apportées par les chasseurs. Dans chaque zèriba, la maison à laquelle appartient le dépôt est représentée par un intendant. Une population musulmane de 12,000 âmes s'est ainsi établie dans ce pays, tenant sous sa domination 200,000 indigènes sur un territoire équivalant à douze départemens français. C'est grâce

au concours de ces traitans qu'il devient possible de s'aventurer au cœur même de la région des grands lacs.

M. Schweinfurth, s'écartant de la ligne suivie par le capitaine Speke et par Samuel Baker (1), s'était décidé à se jeter résolûment à l'ouest du Fleuve Blanc et de Gondokoro, dans le pays des fièvres et des cannibales, où coule le Diour, qui, avec le Bahr-el-Arab, forme le Fleuve des Gazelles, affluent occidental du Nil-Blanc. Le 5 janvier 1869, il quittait Khartoum pour remonter le Nil dans une barque frétée par Ghattas. Il y avait à bord 32 personnes; mais ces bateaux portent régulièrement 60 et jusqu'à 80 hommes, tout ce monde est nécessaire pour venir à bout des obstacles que l'on rencontre à chaque instant.

Après un voyage de quarante-huit jours, dont l'incident le plus terrible fut une bataille soutenue contre d'innombrables essaims d'abeilles en fureur qui sortaient des roseaux du fleuve, on arriva le 22 février au port Rek, la principale zériba de Ghattas. El-Rek est un village composé de huttes de paille, bâti sur les rives et sur quelques îles du fleuve des Gazelles, dans le pays des Dinkas. Le personnage le plus important de l'endroit était une vieille femme extrêmement riche (elle possédait 30,000 têtes de bétail) qui depuis longtemps usait de son influence pour maintenir les indigènes en bons termes avec les étrangers. Les Nubiens respectaient ses troupeaux afin de se ménager un port où ils fussent en sûreté. La vieille Chol s'empressa de rendre visite au voyageur européen. C'était bien le type accompli de la laideur décrépite; sur sa peau d'un vilain noir, ridée et tannée, s'étalait toute une quincaillerie d'anneaux et de chaînes de fer et de cuivre, avec des morceaux de cuir, des boules de bois, des médaillons de bronze. Un Dinka qui avait été esclave servit d'interprète pendant l'entrevue. Il commença par vanter les richesses de la vieille dame, ses femmes, ses pâturages, ses troupeaux, ses magasins remplis d'un nombre incalculable d'anneaux de cuivre et de chaînes de fer. Puis on parla de Mlle Tinné, qui était venue dans ces parages en 1863 et qui avait comblé la vieille Chol de présens (2). Ce qui avait étonné le plus cette dernière, c'est que la jeune Hollandaise, riche qu'elle était, refusait de se marier. Elle-même, après la mort d'un premier mari, avait épousé le fils que celui-ci avait laissé d'un mariage précédent. Ce jeune homme, relativement pauvre et sans influence aucune dans le pays, inspirait à la vieille princesse une véritable terreur :

(1) Les voyages de Speke et de Baker ont été racontés en détail par M. C. Cailliatte dans la Revue du 15 avril 1864 et du 1er janvier 1867.

(2) Mlle Tinné, accompagnée de sa mère et de la baronne van Cappellen, avait organisé une nombreuse expédition qui remonta le Fleuve des Gazelles jusqu'au port Rek, dont M. de Heuglin, l'un des savans attachés à l'expédition, réussit alors à fixer la position géographique. Son compagnon, le botaniste Petherick, fut une des victimes du climat meurtrier de ces contrées.

il la battait tous les jours et se conduisait avec elle de la façon la plus brutale.

Dans une seconde visite, M. Schweinfurth, ne voulant pas rester en arrière de Mlle Tinné en fait de munificence, offrit à la vieille Chol tout un assortiment de bibelots et de parures, plus un fauteuil à fond de paille, qui excita des transports d'enthousiasme. Il reçut en échange un mouton, une chèvre et un joli taureau : c'était de la part de la vieille dame une générosité sans exemple, car les Dinkas ne se séparent point volontiers de leurs bêtes. Leur grand, leur unique souci, c'est de devenir possesseurs de quelques têtes de bétail. L'espèce bovine est chez eux l'objet d'un véritable culte. Tout ce qui vient de ces animaux est pur et noble à leurs yeux. La bouse de vache calcinée leur sert de fard, leur fournit un moelleux lit de cendres pour la nuit; avec l'urine, non-seulement ils se lavent, mais elle leur remplace le sel de cuisine, qui fait défaut dans ces contrées! Jamais on ne tue une bête à cornes; les animaux malades sont soignés dans des étables construites pour cet usage; on ne mange que ceux qui périssent de mort naturelle ou par accident. Les Dinkas en effet ne répugnent nullement à s'asseoir à un repas où l'on mange du bœuf, pourvu que ce ne soit pas eux qui fassent les frais de la fête. Rien n'égale la douleur de celui qui vient à perdre une bête de son troupeau pour la ravoir, aucun sacrifice ne lui coûtera, car ses vaches lui sont plus chères que sa femme et ses enfans. Toutefois l'animal qui meurt n'est point enterré la sentimentalité du nègre ne va pas jusque-là; les voisins se réjouissent de l'événement et arrivent en foule pour organiser un repas qui comptera dans la monotonie de leur vie. Ils festoient pendant que l'infortuné propriétaire s'enferme pour couver sa douleur. On voit souvent des gens ainsi frappés par le sort passer de longs jours dans le deuil le plus profond. Malgré cet amour que les Dinkas professent pour leurs troupeaux de bœufs, on remarque les symptômes d'une dégénérescence très sensible de la race, peut-être par suite de l'absence de tout croisement et de la privation absolue de sel. La meilleure vache dinka donne à peine autant de lait qu'en Europe une chèvre, et les bœufs sont tellement dépourvus de graisse que Mile Tinné ne put jamais se procurer un pot de pommade, bien qu'elle eût tout un troupeau à sa disposition.

Les Dinkas forment une nation nombreuse qui occupe un immense territoire et se distingue par ses qualités guerrières. La plupart des soldats noirs de l'Égypte sont des Dinkas; le généralissime des troupes du Soudan, Adam-Pacha, appartenait lui-même à cette nation. Cruels et impitoyables pour les vaincus, ils ne sont cependant pas étrangers à tout sentiment d'affection. Un jour, raconte M. Schweinfurth, un jeune Dinka qui était venu de la zèriba de Ghattas au port Rek avec d'autres porteurs chargés d'une partie de nos effets ne put retourner chez lui parce

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