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la clarté, son caractère principal qui est le signe même de notre nation le caractère de l'universalité classique. Une philosophie rationnelle avait déjà donné le coup de grâce à la scolastique. Boileau adopta franchement la méthode de Descartes, pendant qu'Arnauld lui-même la défendait. Tout en restant chrétien comme Port-Royal, il s'avoua cartésien. N'est-ce pas ce qu'un fin critique a voulu indiquer, en appelant Boileau molino-janséniste? On nous permettra de développer cette spirituelle indication, qui s'applique aussi exactement au génie qu'à la conduite du satirique.

Habile autant que résolu dans son rôle de chef de parti littéraire, Boileau se maintint en bonnes relations avec les solitaires de Port-Royal comme avec leurs adversaires. Il ménagea longtemps les jésuites les plus distingués, tels que le Père Ferrier, le Père La Chaise, le Père Bouhours et le Père Bourdaloue, dont il disait à la présidente de Lamoignon, qui lui avait envoyé le portrait du célèbre prédicateur :

Enfin, après Arnauld, ce fut l'Illustre en France
Que j'admirai le plus, et qui m'aima le mieux.

« Si M. Despréaux me chante, avait dit gaiement Bourdaloue luimême dont le nom avait été accolé à celui d'Escobar dans une chanson de table, si M. Despréaux me chante, je le prêcherai. » Il le prêcha peut-être quelquefois, mais comme il avait été chansonné, currente lagena, au dessert. Ce fut par égard pour les jésuites que l'auteur de l'épitre sur l'Amour de Dieu ajouta dans cette épitre ces huit vers que désapprouvait Racine:

Oui, dites-vous, allez, vous l'aimes, croyez-moi.
Qui fait exactement ce que ma loi commande
A pour moi, dit ce Dieu, l'amour que je demande.
Faites-le donc, et sûr qu'il nous veut sauver tous,
Ne vous alarmez point pour quelques vains dégoûts,
Qu'en sa ferveur souvent la plus sainte ȧme éprouve;
Marchez, courez à lui: qui le cherche, le trouve,
Et plus de votre cœur il parait s'écarter,

Plus par vos actions songez à l'arrêter.

Le Père de La Chaise en fut si enchanté qu'il les lui fit répéter huit fois en s'écriant: « Pulchre, bene, recte! Cela est vrai, cela est indubitable. Voilà qui est merveilleux. Il faut lire cela au roi. » Et pourtant cette épître, qui fit tant de bruit, avait été rimée à la suite d'une discussion avec le Père Cheminais, discussion aussi vive que celle qui eut

lieu chez M. de Lamoignon entre Boileau et un autre jésuite, à propos de Pascal, sur lequel le fidèle ami d'Arnauld n'entendait pas raillerie. On sait comment madame de Sévigné, dans une lettre à sa fille, raconte le débat auquel nous venons de faire allusion: « On parla, dit-elle, des anciens et des modernes. Despréaux soutint les anciens à la réserve d'un seul moderne qui surpasse, à son goût, les vieux et les nouveaux. (Il y avait là, outre les maîtres du logis, M. de Troyes, M. de Toulon le Père Bourdaloue, son compagnon et Corbinelli.) Le compagnon de Bourdaloue, qui faisait l'entendu, et qui s'était attaché à Despréaux et à Corbinelli, lui demanda quel était donc ce livre si distingué dans son esprit; il ne voulut pas le nommer. Corbinelli lui dit : Monsieur, je vous conjure de me le dire, afin que je le lise toute la nuit. Despréaux lui répondit en riant: Ah! Monsieur, vous l'avez lu plus d'une fois, j'en suis assuré. Le jésuite reprend et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux, avec un air dédaigneux, un cotal riso amare. Despréaux lui dit : Mon Père, ne me pressez point. Le Père continue; enfin Despréaux le prend par le bras, et, le serrant bien fort, lui dit : Mon Père, vous le voulez. Eh bien! c'est Pascal, morbleu! — Pascal! dit le Père tout étonné. Pascal est beau autant que le faux le peut être. Le faux! dit Despréaux, le faux ! sachez qu'il est aussi vrai qu'il est inimitable. On vient de le traduire en trois langues. Le Père répond Il n'en est pas plus vrai pour cela. Despréaux s'échauffe làdessus, et, criant comme un fou, entame une autre dispute; le Père s'échauffe de son côté, et après quelques discours fort vifs de part et d'autre, Despréaux prend Corbinelli par le bras, s'enfuit au bout de la chambre, puis revenant et courant comme un forcené, il ne voulut jamais se rapprocher du Père, et alla rejoindre la compagnie qui était dans la salle où l'on mange... » Ici finit l'histoire, ajoute madame de Sévigné, ici le rideau tombe. Eh non! l'histoire a une suite, le rideau se relève, mais à quelques années de là, au moment de la fameuse satire de l'Équivoque.

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La persécution et le martyre des jansénistes avaient tourné Boileau contre les jésuites qui l'attaquèrent dans le Journal de Trévoux et l'empêchèrent, par le crédit du Père Le Tellier, de publier une dernière édition de ses œuvres. Alors, et seulement alors, il y eut une rupture éclatante. Jusque-là Boileau s'était interdit, quoiqu'il aimât beaucoup à parler de théologie, toute discussion publique sur la doctrine de Jansénius et celle de Molina. Il ne défendait Pascal, en vérité, que par des raisons littéraires; il voyait en lui l'ennemi des

casuistes du dogme, sans aucun doute: mais ces casuistes du dogme (chose très-importante à remarquer!) étaient en même temps des casuistes de la langue, des corrupteurs du style et de l'expression, comme les mauvais auteurs qui enflammaient la bile du satirique. Boileau défendait les Provinciales comme il défendait les Précieuses ridicules de Molière, car il avait vu dans ces deux ouvrages les premiers indices de la réforme littéraire qu'il se sentait prédestiné à accomplir; réforme qui, dans son esprit, avait pour auxiliaire une véritable renaissance, et c'est pour cela qu'il s'occupa de vers latins, bien que né d'un père sicambre (de patre sicambro); c'est pour cela qu'il encouragea de tous ses efforts les bonnes traductions; c'est pour cela que, dans la querelle célèbre des Anciens et des Modernes, il prit si chaudement parti pour les Anciens.

Qui étaient les Modernes en effet? Les Scudéri, les d'Urfé, les Pellisson, les La Calprenède, les Cotin, les Deshoulières. Le jeune Despréaux les trouvait caducs, aussi bien les rodomonts à l'espagnole que les raffinés à l'italienne et les bredouilleurs marotiques. En haine de ces faux Castillans, de ces faux Italiens et de ces faux Gaulois, il s'en allait directement se retremper dans les eaux vives de l'antiquité, à la source sacrée de l'éternelle jeunesse. Nul ne sut mieux que lui ce qu'il fallait pour renouveler la littérature épuisée. Il eut de bonne heure un dessein formé, une volonté instinctive et précise, ou, comme nous dirions de notre temps, un violent parti pris. Nous pouvons bien aujourd'hui accorder un regret à quelques victimes de ce justicier, reconnaître et décrire avec sympathie de véritables talents qu'il a culbutés sans miséricorde. Mais nous devons convenir que toutes ces exécutions étaient opportunes parce qu'elles étaient nécessaires. « Ce n'est pas l'esprit qui manque aux Français, disait Boileau, ni même le travail c'est le goût; et il n'y a que le goût ancien qui puisse former parmi nous des auteurs et des connaisseurs. » Oui, le goût ancien, éclairé toutefois par la raison moderne, ajouterons-nous bravement en son nom; car, en vérité, le sévère réformateur ne cherchait à dérober aux anciens que ce qu'il souhaitait aux modernes ; « l'or du bon sens, »> la simplicité noble, l'abondance réglée, la suite logique des idées, le choix mesuré de l'expression, en un mot tout ce qu'il entendait par sa fameuse maxime : « Rien de trop! »

Cette doctrine de la raison, appliquée aux œuvres de l'esprit, était alors une nouveauté singulière. Aussi tous nos vrais classiques, au rebours de leurs prédécesseurs qui étaient d'inclination épicuriens

gassendistes, furent-ils de sentiment chrétiens-cartésiens. Molière luimême, qui avait étudié sous Gassendi, pencha un beau jour vers Descartes, ainsi que le témoigne cette curieuse anecdote empruntée aux Mémoires pour la vie de Chapelle.

Molière et Chapelle remontaient la Seine, dans un bateau qui les ramenait d'Auteuil, en compagnie d'un minime. Comme ils parlaient de philosophie devant le minime attentif à leur conversation, Molière voulut forcer son ami d'avouer que le système de Descartes était supérieur à celui d'Épicure, rajeuni par Gassendi. « Le minime, pris à témoin de cette vérité, parut en convenir par un signe approbatif. Chapelle, toujours fidèle à Gassendi, fait une exposition ingénieuse de son système. Autre signe approbatif de la part du minime. On s'échauffe, on dispute; on objecte, on répond; on repart, on réplique; et sur chaque chose que l'un ou l'autre dit, le minime, sans proférer un mot, applaudit de la mine et du geste. Enfin on arrive devant les Bons-Hommes; le minime se fait mettre à terre, et prend congé de nos philosophes, en louant la profondeur de leur science. Une besace dont il chargea son bras en sortant leur apprit que l'arbitre de leur dispute n'était qu'un frère-quêteur... Le comique de l'aventure dérida le front de Molière et le fit sourire. Chapelle rougit et s'emporta contre son ami, qui le commettait sans cesse avec des ignorants. >>

Si Chapelle trouvait Molière trop cartésien, que devait-il penser de Boileau et de Racine, auteurs en commun de cet Arrêt burlesque en faveur de Descartes, où l'on saluait l'avénement de cette « inconnue, nommée la Raison? » Quoique dans cette pièce, qui fait date au XVIIe siècle, les gassendistes, les malebranchistes et même les pourchotistes soient mentionnés à côté des cartésiens, il est clair qu'il s'agit surtout de défendre ces derniers contre les théologiens de l'Université de Stagyre (c'est-à-dire de Paris) qui cherchaient à faire confirmer par le Parlement la « défense à toutes personnes, à peine de la vie, » d'enseigner toute autre doctrine que celle d'Aristote. Cette défense, obtenue en 1624, le doyen de la Faculté de théologie, Claude Morel, le syndic Denis Guyard et quelques autres docteurs se vantaient déjà d'en obtenir le renouvellement, lorsque Boileau, aidé de Racine, débarrassa M. le premier président Lamoignon des sollicitations de la Sorbonne en publiant par centaines les copies de cet Arrét burlesque, donné en la grand'chambre du Parnasse, en faveur des maîtres ès-arts, médecins et professeurs de l'Université de Stagyre, au pays des chimères. Nous ne pouvons nous empêcher de reproduire quelques pas

sages de cette pièce historique « Vu par la Cour la requête présentée par les régents, maîtres ès-arts, docteurs et professeurs de l'Université, tant en leurs noms que comme tuteurs et défenseurs de la doctrine de maître Aristote, ancien professeur royal en grec, et précepteur du feu roi de querelleuse mémoire, Alexandre dit le Grand, acquéreur de l'Asie, Europe, Afrique et autres lieux; contenant que depuis quelques années une inconnue, nommée la Raison, aurait entrepris d'entrer par force dans les écoles de ladite université, et, pour cet effet, à l'aide de certains quidams factieux, prenant les surnoms de gassendistes, cartésiens, malebranchistes et pourchotistes, gens sans aveu, se serait mise en état d'en expulser ledit Aristote... Et non contente de ce, aurait entrepris de diffamer et de bannir des écoles de philosophie les formalités, matérialités, entités, identités, virtualités, eccéités, pétréités, policarpéités, et autres êtres imaginaires..., ce qui porterait un préjudice notable, et causerait la totale subversion de la philosophie scolastique...; Vu les libelles intitulés Physique de Rohault 1, Logique de Port-Royal, Et même l'Adversus Aristotelem de Gassendi, et autres pièces attachées à ladite requête; la Cour ayant égard à ladite requête... enjoint à tous régents, maîtres et professeurs d'enseigner comme ils ont accoutumé... et afin qu'à l'avenir il n'y soit contrevenu, a banni à perpétuité la Raison des écoles de ladite université, lui fait défense d'y entrer, troubler, ni inquiéter ledit Aristote en la possession et jouissance d'icelles, à peine d'être déclarée janséniste et amie des nouveautés... Et à cet effet sera le présent arrêt affiché aux portes de tous les colléges du Parnasse, et partout où besoin sera... » Boileau ne s'inquiétait guère, on le voit par cet extrait, d'être regardé comme un janséniste et un ami des nouveautés, c'est-à-dire un cartésien; il courait de lui-même au-devant de l'accusation, et pour bien marquer d'ailleurs sa mission essentiellement littéraire, il spécifiait que l'Arrêt burlesque avait été rendu dans la grand' chambre du Parnasse. Même en attaquant les docteurs scotistes, il restait fidèle à son rôle, il battait en brèche les scolastiques de la littérature, les pédants, qu'il détestait pour le moins autant que les rodomonts et les précieux. Arnauld le seconda par un Mémoire, et Molière par ses comédies.

Cette vocation de satirique, à laquelle s'adonna si franchement le jeune écrivain, démentait le caractère qu'on lui avait attribué dans son enfance. On l'avait jugé inoffensif et doux. Son père disait volontiers de

1 Célèbre cartésien.

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