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Là, pressant à ses pieds les nuages humides, Il hérisse les monts des hautes pyramides Dont le bleuâtre éclat, au soleil s'enflammant, Change ces pics glacés en murs de diamant. Là viennent expirer tous les feux du solstice. En vain l'astre du jour, embrasant l'Écrevisse, D'un déluge de flamme assiége ces déserts; La masse inébranlable insulte au roi des airs. Mais trop souvent la neige arrachée à leur cime Roule en bloc bondissant, court d'abime en abîme, Gronde comme un tonnerre, et grossissant toujours A travers les rochers fracassés dans son cours, Tombe dans les vallons, s'y brise, et des campagnes Remonte en brume épaisse au sommet des montagnes.

(Chant V).

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Naïf autant qu'on pouvait l'être à ce déclin du XVIIIe siècle, Berquin se sentit de bonne heure attiré vers la poésie idyllique, telle qu'on la comprenait à l'heure où il se produisit dans les lettres modestement. Pour ces champêtres contemporains de Boufflers et de Chamfort, pour ces poëtes bucoliques d'alors, l'Alexandrin Théocrite, avec ses raffinements d'art et ses couleurs fortes, n'était guère qu'un nom qu'on invoquait un peu au hasard, à l'occasion, dans les théories. Souvenir plus familier des études classiques, Virgile revenait davantage; mais volontiers on le négligeait. Non, ce n'étaient pas ces grands maîtres du genre qui régnaient en ce moment et donnaient le ton; on ne songeait guère non plus à Segrais qui, lui, s'était beaucoup nourri des chefs-d'œuvre antiques en les interprétant à sa manière, selon le goût de son temps; quant à la pastorale de l'époque de Cervantes et de Guarini, il en était à peine question ailleurs que dans les préfaces du chevalier de Florian. Qui donc, quel magicien avait tout à coup réveillé l'Euterpe endormie? Un Suisse, cet honnête imprimeur de Zurich, dont le nom fut longtemps populaire en Europe, Salomon Gessner, dont il est à propos de caractériser ici l'influence particulière et dominante sur les imaginations. Avec lui, l'Euterpe du xvin siècle, comme une bergère assez peu touchée du ranz de ses montagnes, descendit des glaciers alpestres, sans rappeler le moins du monde leur sauvage grandeur.

A peine parue en France sous le nom d'Huber, la traduction des poëmes et idylles de Gessner eut un succès qui devint bientôt un engouement. Ce nom obscur d'Huber ne voilait qu'à demi, d'ailleurs, celui d'un collaborateur illustre à de plus graves titres on savait que

Turgot, épris de ces inspirations helvétiques, était, pour une large part, l'auteur de cette traduction. Son entraînement vers cette poésie, son sentiment du talent de l'écrivain original, il les avait expliqués dans une préface du poëme de la Mort d'Abel. De son côté, Diderot traduisait aussi; et surtout enthousiasmé, il vantait bien haut, comme il savait le faire, le créateur de la moderne idylle. Du Gessner, on en voulait en prose, on en voulait en vers. Une poëtesse oubliée, aux beaux yeux de laquelle avait souri et rendu hommage, en de fins madrigaux, le grand vieillard de Ferney, madame Du Bocage, s'était mise à son tour de la partie; elle accommodait sans gêne à ses pauvres rimes le chantre de Zurich, comme auparavant elle avait accommodé Milton. Au moment où deux jeunes imaginations, un peu plus fraîches, un peu mieux inspirées du moins que celle de madame Du Bocage, se tournèrent avidement vers cette toute moderne bucolique, le succès était à son comble ce n'était plus assez d'apprendre à tous les échos des salons les noms de Myrtil et de Chloé, de faire retentir les bois de Meudon (resonare silvas) des chants alternés du grand berger d'Helvétie; on eût voulu le voir lui-même et l'embrasser avec l'effusion d'une débordante sympathie. Dans l'entraînement général, et pour l'attirer invinciblement vers nos pâturages, aux bords fleuris de la Seine; pour ménager enfin un suprême triomphe à ce poëte idyllique, la duchesse de Choiseul fui fit offrir un emploi dans les gardes suisses. Le chantre des bergers refusa net. Il avait le bonheur dans son rustique asile qu'enchantait, depuis quelque temps, une blonde et douce Chloé, fille d'un conseiller d'État. Le refus de Gessner ne nuisit en rien à la faveur qui l'entourait; sa popularité plutôt s'en accrut. Cette circonstance de sa vie devint même, un peu plus tard, le thème de plusieurs pièces de théâtre plus ou moins champêtres, dont il fut le héros. Que désirer de plus?

Berquin et Léonard, ces deux jeunes esprits que nous venons de signaler, recueillirent plus intimement que personne l'accent de cette poésie d'idylle, comme on l'aimait et la concevait à ce moment. Tous deux, suivant leur nature d'ailleurs assez différente, s'éprirent et s'inspirèrent de la pensée de Gessner. Arcades ambo, tous deux de cette Arcadie qui bientôt allait se traduire si coquettement dans les fantaisies royales de Trianon, ils puisèrent à pleines coupes à ce lac de Zurich, - qui toutefois symbolise ici beaucoup trop largement la poésie du maître, et dont le bruit devient un murmure de ruisseau dans celle des disciples.

Mais nous ne voulons qu'indiquer le rapprochement nécessaire de ces deux élèves de Gessner, et nous n'avons pas, dans cette page, dessein de les comparer. Il importait, avant tout, de rappeler le rôle qu'eut en France, dans le monde. de l'imagination, le poëte de Zurich, afin de s'expliquer l'action précise qu'il exerça sur ses deux imitateurs les plus directs et les plus accueillis.

Malgré quelques échappées en d'autres pays et vers différents auteurs d'églogues, Berquin revient de prédilection à la Suisse et à son maître avoué. Il suffit d'ouvrir son livre aux premiers feuillets, pour saisir tout le secret de sa religion poétique. L'auteur de la Mort d'Abel est pour lui le poëte pastoral par excellence. Il le fait sans hésiter (le naïf enthousiaste!), il le fait d'emblée l'égal de Théocrite et de Virgile, Après avoir constaté combien, de son temps, la Muse bucolique était tombée en discrédit, il reconnaît qu'il ne fallait pas moins qu'un glorieux émule de Virgile et de Théocrite pour lui rendre la vie et la faveur. Mais que dis-je ? tout le génie des deux grands poëtes ne suffit pas à l'admiration et à l'éloge du pieux disciple: certainement, au fond il préfère Gessner aux deux immortels devanciers. Et comme cette préférence est sincère autant qu'ingénue! comme elle va bien à ce doux contemporain de Boucher! comme elle l'explique! Ensuite, Berquin ferait volontiers un holocauste de tous les autres idyllistes devant l'autel de son idole; mais il se contente de signaler la qualité dominante de chacun d'eux; et, en les énumérant, depuis Longus jusqu'à d'Urfé, depuis le Tasse jusqu'à Fontenelle, il constate que le divin chanteur d'Helvétie les contient tous.

Contemporain de Boucher, enthousiaste de Gessner: ne voilà-t-il pas, tout à nu, le transparent secret du petit talent poétique de Berquin? Qu'est-il besoin, après cela, d'examiner en détail ces gentilles et mignardes imitations d'un modèle qu'avec un sentiment meilleur peutêtre de la poésie vraie, et du moins avec une critique plus savante, on juge aujourd'hui avec plus de sévérité? Comment s'étonner de la banalité de l'image dans le disciple, quand elle ne fait que refléter, un peu plus pâle, celle du maître? Faudra-t-il reprocher à Berquin ses fadeurs et son maniérisme? On sait trop dans quels prés où elles abondent il a cueilli avidement tant de fleurs incolores ou sans parfum. Sa nature d'esprit était d'ailleurs un champ tout préparé pour de telles semences. Elle se complaisait à ces mollesses de pensée, à ces attendrissements de convention. Elle s'accommodait on ne peut mieux de cette sensiblerie devenue de mode dans ce dernier tiers du xvi

siècle. Aussi, tous ses petits poëmes se terminent-ils à l'envi par un mot du cœur, par un trait dont la gràce minaudière effleurait alors, avec discrétion, le sentiment, qui se contentait de peu.

On peut se dire, il est vrai, que ce n'étaient pas sans doute les esprits touchés profondément de toutes les éloquences de la Nouvelle Heloise, qui s'amollissaient ainsi aux mièvres tendresses des idylles de Berquin je veux le croire; et pourtant, qui le sait ? le goût d'une époque qui prend, à distance, un aspect simple dans son ensemble, et qu'on a trop facilement tendance à ramener à un caractère d'unité, fut toujours, en réalité, si complexe! Le grave Turgot traduisait Gessner avec amour; et Berquin fit de Turgot son Pollion 1.

PIERRE MALITOURNE.

Voir l'édition des Idylles de Berquin, divisée en deux parties, et illustrée, à chaque pièce, d'un dessin de Marillier, dont le sentiment complète l'harmonie du livre. · Voir l'Année littéraire, 1774, 1775.

1 Voyez Idylle III, deuxième recueil

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