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« La gaieté inépuisable avec laquelle j'ai eu le bonheur de naître... » Cette petite phrase de Collé sur lui-même explique à merveille le caractère et l'esprit de ce chansonnier. Il y a je ne sais quel pédantisme béat dans cet aveu solennel d'un homme futile; j'y sens aussi une profonde rancune contre les grands talents sérieux de son époque; j'y devine encore tout un système littéraire, toute une rhétorique, toute une poétique à son usage. Charles Collé, beaucoup moins naïf que ses confrères du Caveau, estime qu'il y a vraiment une École nationale de littérature en France, l'École de la gaieté. A l'entendre, il serait de la lignée, non pas seulement des Blot, des Marigny, des Haguenier, des Legrand, des Dufresnoy, des Piron, mais encore et surtout des Marot, des Montaigne, des Rabelais, des Chapelle, des La Fontaine. Dans sa vanité humiliée par les gloires véritables du xvin siècle, ce hargneux rhéteur de la chanson s'imagine bonnement qu'après lui la littérature française, en proie aux raisonneurs et aux larmoyants, ne rencontrera plus sur son chemin le moindre mot pour rire. C'en est fait désormais de la gaieté, c'en est fait, dit-il, de ce › genre national dont Panard est le Corneille et Favart le Racine. L'esprit sophistique a tué le vaudeville, la philosophie a corrompu du même coup les mœurs et les lettres, et « plus les mœurs se corrompent, plus on devient décent, » c'est-à-dire raisonneur, larmoyant et morose. Si l'on pressait de questions ce singulier moraliste, qui a la décence en horreur, on lui ferait bientôt avouer que ce traître de Voltaire, cet ennuyeux renégat des doctrines joyeuses de Marot, de Rabelais, de Montaigne et de La Fontaine, ce disciple odieux des Anglais a

empoisonné pour toujours, avec je ne sais quelle drogue rapportée de Londres, les sources vivifiantes de la gaieté française.

Tel est Charles Collé, qu'on a longtemps regardé comme un type de franchise et de modestie. Je ne vois en lui, quand je le juge sur ses confidences même, qu'un être boursouflé, malveillant et jaloux; une sorte de Piron raccourci et glacé.

Son Journal historique exhale l'odeur du greffe, il trahit le fils de procureur né dans les alentours du Châtelet ou du Palais de Justice. Autant le bonhomme Panard me semble aimable, autant ce froid Collé me répugne, dans le groupe épanoui des gens du Caveau.

Il avait pourtant bien de l'esprit, cet enfant de Paris; mais il eut encore plus de savoir-faire. Avec quelle adresse il se faufile de groupe en groupe, une fois qu'il a mis le pied dans la rue et que d'un rapide coup d'œil il a lu, en Parisien avisé, toutes les enseignes de la mode! Le voici au Caveau, parmi les Piron et les Crébillon; le voilà dans le salon de madame de Tencin; et de là au théâtre il ne fait qu'un bond, pour retomber, leste et renté, chez le duc d'Orléans, où il occupe bientôt cet emploi de secrétaire ennobli par les Mairan et les Fontenelle. Parodies, chansons, amphigouris, il fait tout de suite ce qui se fait et ce qui réussit, dans les divers milieux qu'il traverse avec l'agilité merveilleuse du Parisien. Fontenelle lui-même, malgré sa ruse normande, se laisse mystifier chez madame de Tencin, par ces vers équivoques, chantés au clavecin sur l'air du Menuet de la Pupille:

Ah! qu'il est beau de se défendre
Quand le cœur ne s'est pas rendu!
Mais qu'il est fâcheux de se rendre
Quand le bonheur est suspendu!

Par un discours sans suite et tendre

Egarez un cœur éperdu;

Souvent par un malentendu

L'amant adroit se fait entendre.

« Répétez, répétez cela, s'écrie le neveu des Corneille, qui a cru saisir une pensée. » - « Eh! grosse bête! réplique madame de Tencin, ne vois-tu pas que ce couplet n'est que du galimatias? »> Sur quoi, Fontenelle, un peu confus, se ravise subitement par une raillerie à l'adresse du mystificateur: « Cela ressemble si fort, dit-il, à tous les vers que j'entends lire et chanter ici qu'il n'est pas surprenant que je me sois mépris. »

Charles Collé, d'ailleurs, convint plus tard qu'il n'attachait nulle

importance à ces jeux d'esprit. Crébillon le fils lui ayant reproché de gaspiller son talent, il se mit à rimer « sa première chanson raison nable. »

Agnès qu'auparavant. .

Enhardi par un premier succès, il entassa rapidement couplets sur couplets, refrains sur refrains; ce qui lui permit un beau jour de publier un volume sous ce titre affriolant pour les incorrigibles amis de la gaieté : « Chansons joyeuses mises au jour par un áne-onyme, onys– sime, nouvelle édition, considérablement augmentée, avec de grands changements qu'il faudrait encore changer. A Paris, à Londres, et à Ispahan seulement, de l'imprimerie de l'Académie de Troyes. » Ce jour-là, l'auteur du Sopha dut être ravi de son protégé qui désormais n'avait plus besoin de conseils. Charles Collé accepta pourtant, dans la suite, et plus d'une fois, les avis de sa femme, une Laforêt bien élevée, une précieuse Égérie littéraire qui avait réellement l'instinct de la bonne comédie, si nous en croyons l'auteur de Cocatrix, de Tragiflasque, de Razibus, et de la Partie de chasse de Henri IV. Serait-ce par hasard madame Collé, avec son instinct de la comédie, qui aurait conseillé à son mari de remettre à neuf Baron, Quinault, Hauteroche, et de refondre le Menteur de Corneille? Ce qui est certain, c'est que Charles Collé prisait assez haut ces refontes, puisqu'il osait appeler le Menteur refondu « mon Menteur. » Aucun scrupule ne pouvait l'arrêter alors: il se croyait célèbre, il méprisait hautement ses anciens confrères du Caveau qui vivaient dans les guinguettes, tandis qu'il dirigeait le théâtre de société du PalaisRoyal, pour les menus plaisirs de son Mécène, le duc d'Orléans. Dans sa haute fortune, il se montrait quelquefois bon prince: le glorieux protégé, cédant à l'envie de jouer au protecteur, s'en allait au Temple, le jour de la foire aux manchons, offrir une place à l'ami Gallet, qui hochait la tête en homme sage, buvant, chantant, et ne voulant s'entretenir d'autre chose in extremis que de belles lettres, de petits vers, de chansons. Charles Collé avait de son mérite une assez haute opinion pour qu'il se crût autorisé à simuler impunément la modestie. A l'exemple de Chapelle, un véritable insouciant, qui s'écriait en toute bonne foi:

Que j'aime la douce incurie

Où je laisse couler mes jours!...

le secrétaire du duc d'Orléans berçait sa vanité, déguisée en bonhomic, de ces mauvais petits vers:

III.

16

Des chansons et des parodies,
Quelques légères comédies,
Ont fait jusques ici toujours
Ma plus heureuse rêverie;
Et bientôt ma veine tarie,
Se sentant des fins de mes jours,
En vient déjà borner le cours.

Mais Collé n'avait rien de Chapelle, le cordial ami de Boileau, de Molière, de Racine et de La Fontaine, le libre penseur et le franc buveur, l'épicurien sans ambition, sans envie et sans crainte, le convive indépendant des plus grands seigneurs; non, il appartenait à cette race d'épicuriens bilieux et nerveux, jaloux, susceptibles, avares, pour qui la société tout entière se réduit à la petite société aristocratique dont ils sont les favoris. Le mouvement de toute pensée les offusque, un élan fraternel de liberté dérangerait leur félicité d'affranchi gagé par les princes. Aussi défendraient-ils à coup de dents leur noble condition de domestique optimiste : ce sont des Pangloss enragés. HIPPOLYTE BABOU.

OEuvres de Collé : Chansons joyeuses, etc., Paris, Londres, Ispahan, 4765, in-8°; Chansons qui n'ont pu être imprimées, etc., Paris, 4807, 2 vol. in-12; Journal historique, 1803-7, 3 vol. in-8°; théâtre de société, 1777, La Haye et Paris.

Consulter le Mercure de France, 1783, notice d'Imbert, la vie de Piron par Rigoley de Juvigny, le Tableau historique de l'esprit et du caractère des littérateurs français, Versailles, 4765, 4 vol. in-8°; et la Petite bibliothèque des théâtres, de Le Prince l'aîné et Baudrais.

CONTRE LE GENRE LARMOYANT

Attaquons ce siècle insipide

Dont le mauvais goût fait horreur;
Dans le bourbier Aganippide

Allons répandre la terreur;
Détruisons ce genre hérétique,
Ce mauvais genre dramatique,
Du bon sens aveugle ennemi;
Et faisons de la populace
Qui croasse au bas du Parnasse,

Une autre Saint-Barthélemi.

Quel est ce poëme fantasque,
Dont le mélange maladroit
Tient du tragique le plus flasque
Et du comique le plus froid?
C'est toi, bâtarde Comédie,
Avorton de la Tragédie,

Qu'on voit triompher aujourd'hui;
Toi, dont le larmoyant comique
N'a pris de la muse tragique
Que le ton pleureur et l'ennui.

Ni la chaleur, ni l'élégance,

Ni les mœurs, ni les passions,
Ne rachètent l'extravagance

De leurs folles créations.

Un nom caché dans la naissance,

Quelque froide reconnaissance,

Voilà leur éternel refrain!

De cette comédie étrange

Les plans semblent faits par Lagrange,

Les vers, par l'abbé Pellegrin.

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