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Mais un autre, dont, ce me semble, La beauté les effaçait tous,

Sur un portrait qui vous ressemble

Attachait ses regards jaloux.

Aussitôt qu'on le vit paraître,
Toute la troupe s'envola;

Et je n'en veux plus laisser naître,
Il me suffit de celui-là.

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Quel dommage que l'abbé Jean-Baptiste-Joseph Willárt de Grécourt n'ait pas vu le jour trente ans plus tard, et n'ait pas pu recevoir les ordres des mains de l'abbé de Voisenon! Le diacre eût été digne du grand vicaire. Tous deux jetèrent de côté avec le même sans gêne le caractère dont ils étaient revêtus et les devoirs qu'ils avaient à remplir; pareil appétit les entraîna tous deux vers le fruit défendu; ils suivirent insoucieusement la pente, et chacun d'eux le cueillit du mieux qu'il put. Grécourt se jeta plus avant et plus effrontément dans le plaisir; il en parla plus nettement, sans périphrase et sans pudeur; il chanta plus vivement le vin et plus hardiment les femmes; mais il avait une santé robuste, et Voisenon un corps débile; mais il n'était que diacre, et Voisenon avait failli devenir évêque.

Le grand vicaire fit le Sultan Misapouf; le diacre fut peut-être le premier qui chanta la gaudriole, sans pointe madrigalesque, sans recherche, et souvent sans esprit, pour le seul plaisir de dire de gros mots. Aujourd'hui, grand vicaire et diacre seraient mis au ban de la société polie. Au XVIIIe siècle, le grand vicaire fut choyé, caressé, fêté; le diacre, invité par les grands, chanta ses refrains aux meilleures tables, et les ducs et pairs firent chorus. De tels faits disent toute une époque.

Une édition des œuvres de Grécourt, qui se trouve à la bibliothèque de l'Arsenal, porte, à sa première page, cette note manuscrite du marquis de Paulmy: « J'ai connu l'abbé de Grécourt; il avait l'air pesant

et le ton provincial; il contait longuement et n'était point trop amusant en conversation. » Ce n'était donc point pour la grâce ou pour la vivacité de son esprit que le duc d'Aiguillon et le maréchal duc d'Estrées voulaient l'avoir auprès d'eux. Le maréchal d'Estrées était un fort honnête homme, mais dont les manies allaient jusqu'au désordre; après avoir collectionné des étoffes, des porcelaines, des diamants, des bijoux, qu'il entassait dans des coffres et dont il ne s'inquiétait plus, il se prit à aimer les livres rares et précieux; il rassembla cinquante-deux mille volumes qui, toute sa vie, dit SaintSimon, restèrent en ballots. Il avait cependant quelque savoir et de l'esprit, et se plaisait aux fortes saillies de l'abbé de Grécourt. Il lui faisait prendre place aux magnifiques repas qu'il donnait, et l'emmenait souvent dans ses voyages aux États de Bretagne.

Le duc d'Aiguillon avait un penchant au grossier libertinage, qui convenait mieux encore à Grécourt que les repas et les gais propos du maréchal. Le château d'Aiguillon, à Véret, lui était ouvert; il y passait des mois entiers; il l'appelait son paradis. Le duc, la princesse de Conti, le père Vinot, de l'Oratoire, écoutaient ses vers et lui indiquaient des sujets. Bonne table et vins exquis excitaient les sens et la gaieté; contes et couplets gaillards naissaient tous les jours; les mots les plus lestes étaient les plus applaudis. On portait la santé de l'abbé, on rappelait l'unique sermon qu'il eût fait, ses belles paroles sur la médisance, les satires qu'il y avait mêlées contre les femmes de la ville de Tours, où il avait prononcé cette belle et unique homélie, dont l'étrange succès devait lui interdire à jamais la chaire. Deux ouvrages furent publiés par cette société frivole et dépravée. Le premier, qui parut en 1728, avait pour titre la Suite de la Nouvelle Cyropédie; le second fut imprimé au château même de Véret, en 1735. Il se composait d'un grand nombre de poésies libres et obscènes que le duc d'Aiguillon avait rassemblées avec soin; il portait en tête: Recueil de poésies choisies, rassemblées par les soins d'un cosmopolite. Heureusement pour les mœurs, il ne fut tiré qu'à douze exemplaires.

La vie de Grécourt s'écoula ainsi au milieu des plaisirs, dans l'insouciance de toute morale et de tout devoir. Des places lui furent offertes, il les refusa; Law, le contrôleur général des finances, voulut se l'attacher, il répondit par la pièce de vers intitulée : le Solitaire et la Fortune. Rien ne put le tirer de sa chère paresse; les revenus d'un canonicat qu'il avait à Tours lui suffisaient pour assurer sa vie, lorsqu'il quittait pendant quelques jours le maréchal d'Estrées et le duc

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d'Aiguillon. Il était né épicurien, il vécut jusqu'au dernier jour en épicurien, répétant ce refrain qu'il avait pris pour devise:

L'homme difficile est un sot.

Il n'y a peut-être pas d'écrivain qui ait, plus que lui, abusé d'un talent facile et d'un esprit toujours prompt, ni qui ait pris moins de souci de ses œuvres. La plupart de ses vers étaient des impromptus qu'il n'écrivait pas, et qui furent perdus lorsque d'autres ne prirent pas le soin de les conserver. Il ne publia aucune édition de ses poésies; ses vers couraient le monde, mais il ne les fit pas imprimer. Le Philotanus seul parut de son vivant; mais il est à peu près prouvé que ce poëme n'est pas de lui; d'après le marquis de Paulmy, il faut l'attribuer à un oratorien de Tours, probablement le père Vinot. Les éditions de Grécourt, qui parurent toutes après sa mort, sont pleines de pièces qui ne lui appartiennent pas, les unes de Voltaire, d'autres de Piron, de Chaulieù, de Bernard. Dans le plus grand nombre de celles qui sont de Grécourt, on trouve la même négligence et la même facilité. Quelques-unes sont piquantes, d'autres sont plates et grossières; presque toutes sentent la paresse: il semble voir l'auteur, après un long repas au château de Véret, les coudes appuyés sur la table, le cerveau plein de fumées un peu lourdes, laissant tomber ces rimes de ses lèvres pour exciter le rire épais du duc d'Aiguillon ou pour charmer les oreilles peu chastes de la princesse de Conti.

JEAN MOREL.

La première édition des œuvres de Grécourt fut publiée en 1747,

chez la veuve Bienvenue, 2 vol. in-12.

L'édition de 1764, en 4 vol.

in-12, est plus complète, mais renferme

beaucoup de pièces qui ne

sont pas de Grécourt.

LE FAUCON ET LE PIGEON

Maître Faucon, par la faim aux abois,
Allait en quête et sortait de son bois;
Il voit de loin une jeune Colombe,
A tire-d'aile avance, plane, tombe
Sur la pauvrette, et se met en devoir
De la croquer. « Quoi donc ! votre pouvoir
Est votre loi? cria l'oiseau timide.
On est vainqueur, quand le combat décide;
Mais quelle gloire est-ce à votre vigueur,
De triompher de moi, qui meurs de peur?
Allez forcer l'Épervier à se rendre,
Ou le Milan; ils pourront se défendre. »
Notre Faucon lui répond d'un ton sec :
« Défendez-vous, vous avez votre bec.
-Hélas! mon bec n'a de force et d'adresse
Que pour donner quelque goût de tendresse
A mon ami. Quel est ce bel ami?

- C'est un Pigeon sous ce toit endormi.

Faut l'éveiller, et qu'il vienne à votre aide. - Non, s'il vous plaît, de grâce; le remède Serait encor plus cruel que le mal. » Comme ils parlaient, le petit animal, Se réveillant, vient se perdre lui-même, Et bec à bec, il se fait égorger. L'amour prudent avait vu le danger; L'amour ardent ne voit que ce qu'il aime.

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