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d'Hercule au milieu de ses enfans égorgés, etc. Toutes ces horreurs, cependant, ne sont point du théâtre anglais, elles appartiennent au nôtre ou à celui des Sophocles et des Euripides, que nos plus grands maîtres se sont fait gloire d'imiter. Je me trouverais fort malheureux sans doute de ne plus éprouver au spectacle d'autres impressions que celles que j'éprouvai en voyant Gabrielle; ce n'est point le genre de tragédie que j'aimerai le mieux, ce ne sera jamais la pièce que je désirerai le plus de voir, peut-être même ne la reverrai-je de ma vie; mais le talent que l'auteur a déployé dans cet ouvrage n'en est pas moins admirable à mes yeux. Je sais que la conduite de cette tragédie n'est pas sans défaut, je conviens que l'auteur y prend quelquefois la place de ses personnages et disserte leurs passions au lieu de les sentir; je conviens que le style en est trèsinégal, plein de négligence et d'enflure; mais je ne puis m'empêcher d'y reconnaître l'empreinte d'un génie vraiment tragique, une conception simple et sublime, les plus grandes difficultés du sujet surmontées avec beaucoup d'adresse, un caractère très-intéressant, des situations du plus grand effet, et même quelques vers, en petit nombre à la vérité, que Racine lui-même n'eût pas désavoués, tels que ceux-ci :

Un doux saisissement vient calmer ma douleur.
Toi qui ne m'entends plus, hélas ! dès notre enfance
C'est ainsi que l'amour m'annonçait ta présence; -
Mes jours, si vous m'aimiez, seraient purs et tranquilles:

Hélas! qu'aux cœurs heureux les vertus sont faciles!
Que de doux souvenirs dont le charme suprême
A qui n'est plus heureux tient lieu du bonheur même !

Peut-être ne fallait-il point traiter le sujet de Gabrielle; ce qui peut attendrir dans une romance, transporté sur la scène, devient peutêtre un spectaclé trop cruel, trop déchirant; mais je doute qu'il soit possible de présenter ce sujet avec plus d'art que ne l'a fait M. de Belloy; je doute même que l'on puisse adoucir davantage le trait le plus terrible sans le dénaturer entièrement. Il en a conservé sans doute toute l'hor

reur, mais il y а mêlé tout le pathétique, tout l'attendrissement dont la situation pouvait être susceptible. Le caractère de Fayel; révoltant dans l'histoire, excite dans la tragédie encore plus de pitié que d'effroi ; sa vengeance est atroce, mais les circonstances qui la préparent lui donnent les motifs les plus apparens. L'idée d'offrir à Gabrielle le coeur de son amant ne vient pas de lui, c'est Coucy lui-même qui lui a suggérée, c'est d'un gage inventé par l'amour le plus tendre que sa jalousie a fait l'instrument du plus affreux supplice. Ces deux sentimens rapprochés l'un de l'autre produisent une impression mêlée d'horreur et de tendresse, d'indignation et de pitié; et ce n'est qu'en mêlant ainsi ces deux sentimens qu'on pouvait entreprendre de sauver ce que le sujet en lui-même offre de plus révoltant à l'imagination.

Le rôle de Fayel a été joué par le sieur de La

Rive avec beaucoup de chaleur et toute l'intelligence qu'on peut attendre de son âge; mais ce rôle, pour être rendu dans toute son énergie, avait besoin de tout le talent, de toute l'ame, de toute l'expérience du sublime acteur à qui nous devons l'idée d'Orosmane et de Gengis-Kan. Madame Vestris n'a pas été également Gabrielle de Vergy dans tous les momens de son rôle, l'un des plus difficiles qu'il y ait peut-être au théâtre; mais dans la dernière scène elle a porté l'illusion au dernier degré ses regards en découvrant la coupe, les sanglots qui lui échappent, l'image de la mort qui se répand sur tous ses traits, toute cette pantomime est d'une vérité déchirante et suffirait seule pour nous donner la plus haute idée et de la sensibilité de son ame et de la supériorité de son talent. Quel dommage que sa voix ne soit pas plus flexible et se refuse trop souvent à la vérité des nuances qu'elle voudrait exprimer et que son ame discerne avec tant de justesse et de profondeur !

Le jugement du public ne paraît pas encore fixé sur le mérite de Gabrielle; il me semble cependant que ceux qui en jugent avec le moins de prévention s'accordent assez généralement à regarder cette pièce comme le meilleur ouvrage de M. de Belloy. Ah! quelle tragédie si M. de Voltaire ou Racine l'eût écrite!

Ernelinde, qu'on vient de remettre sur le théâtre de l'Académie royale de Musique, a eu

beaucoup plus de succès à cette reprise que dans sa nouveauté. Le spectacle du premier acte est plein d'action et de mouvement: il y a dans les autres des vers qui, pour être de Poinsinet, et pour avoir été corrigés par M. Sedaine, n'en sont pas moins beaux; mais la marche en est plus pénible et plus embrouillée. Philidor a fait dans la musique de cet opéra plusieurs changemens heureux. Il faut convenir cependant que son récitatif n'y a pas gagné beaucoup. Aussi sauvage, aussi barbare que celui du chevalier Gluck, il est moins rapide et sur-tout moins expressif. On en est dédommagé par la beauté des chœurs, quoiqu'un peu bruyans et surchargés de notes; par le pathétique de quelques duo, et par plusieurs airs de la facture la plus brillante et de l'expression la plus noble. Je ne connais aucun morceau de musique théâtrale qui fasse plus d'effet que le superbe monologue d'Ernelinde,

Où suis-je ? Quel épais nuage

Me dérobe l'éclat des cieux?

et le magnifique choeur du premier acte, Jurons sur nos glaives sanglans, etc.

M. Gluck dit que cet opera est une montre richement montée, garnie des pierres les plus précieuses, mais dont le mouvement intérieur ne vaut rien. On a commencé les répétitions de son Armide.

On a publié, sous le nom du baron de *** chambellan de Sa Majesté l'Impératrice-Reine des Mémoires philosophiques, avec cette épigraphe: Sed hoc habes quia odisti facta Nicolaïtarum quæ et ego odi. Apoc., ch. 2. Cet ouvrage est orné de quelques gravures à la manière noire. Celle du frontispice représente la Religion qui découvre une caverne, et la Vérité qui y porte le flambeau ; des masques tombés couvrent la terre, des hommes se détournent en fermant les yeux, et se dérobent à la lumière de la Vérité.

Le prétendu chambellan de l'Impératrice-Reine est M. l'abbé de Crillon, et son prétendu roman philosophique est un pamphlet contre les philosophes, où l'on ne dédaigne point de se servir de leurs propres armes pour les combattre, ce qui n'est peut-être pas trop chrétien; et ce qui l'est sûrement encore moins, c'est l'intention manifeste de leur nuire au lieu de chercher à les convertir. On suppose que l'auteur de ces Mémoires est un jeune baron allemand qui, ayant été élevé par un précepteur français philosophe, c'est-àdire athée, arrive à Paris plein d'enthousiasme pour la philosophie moderne, brûle du désir de connaître personnellement les idoles de son admiration, les recherche avec beaucoup d'empressement, a l'honneur d'être initié dans tous leurs mystères, et finit par être pleinement désabusé de toutes les préventions qu'il avait eues en faveur d'une secte si dangereuse. Il rencontre d'abord un des chefs du parti dans un café ; il le retrouve

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