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combinaisons qui devaient assurer le succès d'une entreprise si étrange, qui l'auraient fait réussir infailliblement sans une suite de hasards que toute la sagacité humaine ne pouvait ni prévoir ni prévenir, décèlent peut-être autant de profondeur *que de scélératesse et d'atrocité. Il n'y a que l'hypocrisie de Tartuffe ou de Cromwel qui puisse être comparée à celle de Desrues dans toutes les circonstances de son crime, pendant tout le cours de son procès et jusqu'au dernier moment de sa vie. Nous ne répéterons point ici ce qui a en été dit dans les papiers publics, et nommément dans l'arrêt de sa condamnation, plus circonstancié que ne l'a jamais été aucun arrêt de cette nature, nous nous bornerons à quelques traits qui le caractérisent plus particulièrement, et que M. d'Arnaud a recueillis avec soin.

Ce misérable est natif de Chartres en Beauce, il doit le jour à une famille honnête, connue depuis long-temps dans le commerce. Il semblait que les deux sexes voulussent également le rejeter de leur classe, car dans sa tendre jeunesse il avait été élevé comme une fille; des remèdes qu'on lui administra lui procurèrent à la douzième année le caractère distinctif du sexe masculin. Pline et Montaigne citent des exemples du même phénomène, et l'on peut croire au miracle depuis qu'on a observé ce qui peut donner lieu, dans les constitutions faibles, à cette métamorphose apparente.

Si l'on veut avoir une idée de Desrues, il faut

se représenter une petite stature, un visage pâle, délicat et maigre, le rire, disait une femme de beaucoup d'esprit, d'une bête carnassière, la perfidie même sur sa bouche, en un mot, tout ce qui annonce un fourbe qui, convaincu de la faiblesse de ses organes, et craignant d'exposer sa vie en commettant le crime à main armée, a recours à l'artifice et à la trahison. Ses traits, peu prononcés, ne se faisaient point d'abord remarquer; mais ses yeux ronds, creux et perçans, trahissaient en quelque sorte toute la perversité de son ame.

Ce monstre était âgé de trente-deux ou trente-trois ans ; il dormait peu; il avait toujours entre ses mains l'Imitation de Jésus-Christ et d'autres livres de piété. Quelquefois il jouait aux cartes avec les gardes qui le veillaient; mais ce qui ne saurait trop exciter l'étonnement et l'indignation, il montrait le front calme de l'innocence, nul nuage, nul emportement, modéré dans ses moindres expressions, exhalant sans cesse une ame qui paraissait pure et irréprochable, se remettant à l'équité de la Providence et des juges, du succès de son affaire, disant toujours que les magistrats réhabiliteraient son << << honneur comme on avait réhabilité celui de « Calas... » Lorsqu'il fut au parlement, il regardait le peuple avec cette tranquillité qui annonce la vertu même... Ses réponses au magistrat, lorsqu'il monta à l'hôtel-de-ville, ont été pienes de sens et de vigueur. Son entrevue avec sa

femme est le chef-d'oeuvre de sa scélératesse; c'est là qu'il a déployé toute sa tranquille audace et l'excès inoui de son imposture, en adressant à cette malheureuse les exhortations les plus pathétiques, en lui recommandant l'éducation de ses enfans, en l'assurant de sa résignation, et en persistant toujours à soutenir qu'il n'avait empoisonné ni madame de La Motte ni son fils. Cependant le juge le confondait, l'accablait de preuves vraiment péremptoires; Desrues ne se déconcertait point. Pressé par la vérité, qui en quelque sorte l'investissait de toutes parts et ne lui laissait aucune issue pour se sauver de l'évidence, il s'écrie: Allons, partons. Il marche à l'échafaud avec cette sécurité dont aurait pu s'armer un sage opprimé, ou un chrétien, l'ame remplie de saintes espérances. Abandonné aux mains de l'exécuteur, il l'a aidé à lui ôter ses habits; c'est lui-même qui s'est étendu sur la croix de Saint-André; il a embrassé affectueusement son confesseur, il a baisé plusieurs fois le crucifix, et s'est livré à la mort sans le moindre signe de crainte et d'emportement.

Le peuple a été si touché de ces apparences de vertu et de piété, que les cendres de ce monsre ont été recueillies le lendemain comme des reliques précieuses. Pour dissiper l'illusion qu'avait pu faire une hypocrisie aussi constante, aussi déterminée, on s'est empressé de publier les relations les plus détaillées de toutes les circonstances de sa vie et de son procès. Il est remarquable que

la fameuse Brinvilliers eut aussi l'honneur de passer pour sainte. « Elle écouta son arrêt, dit madame de Sévigné, sans frayeur et sans faiblesse... Elle monta seule et nu-pieds sur l'échelle et sur l'échafaud. Le lendemain on cherchait ses os, parce qu'on croyait qu'elle était sainte. >>

On a fait vingt portraits de Desrues, et toutes les différentes scènes de son crime et de son procès ont été gravées avec une exactitude merveilleuse. Pendant quinze jours on n'a vu autre chose chez les marchands d'estampes et au coin de toutes les rues.

JUILLET 1777.

LE ROMAN DE MON ONCLE, conte, par M. d'Hele, auteur du Jugement de Midas.

savez,

D'ORVILLE débuta dans le monde par se donner des ridicules: il n'aimait ni le jeu, ni le vin, ni les chevaux de course, ni les filles d'opéra ; cependant son éducation s'était faite à Paris, et il avait eu pour instituteur un abbé; mais, comme vous la nature ne se corrige pas. Les dispositions naturelles de d'Orville s'étaient accrues par la lecture des romans; il y avait puisé des sentimens si contraires à la morale du jour, et il se donnait si peu de peine pour les cacher, que ses meilleurs amis le regardaient comme un franc original. C'est dommage, disait-on, ce garçon a de l'esprit, de la figure, mais il ne fera jamais rien. Aussi n'avait-il envie de rien faire, excepté son bonheur. Pour y parvenir, il n'était, selon lui, qu'un moyen, d'aimer et d'être aimé, mais aimé comme on l'est dans un roman. Un mariage d'ambition et même de convenance paraissait à ses yeux un esclavage insupportable, et sur ce point il poussait l'extravagance aussi loin que l'Emile du citoyen de Genève. L'oncle de d'Orville, M. Rondon, qui n'était qu'un citoyen de Paris, gémissait des travers de son neveu et de son héritier. Il voulait à toute force le marier avec

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