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et qu'ou eût eu l'indiscrétion de faire courir la lettre dans tout Paris, pour l'insérer ensuite dans le Courrier de l'Europe. Mais un trait dont il se trouva formellement blessé, parce qu'il y crut voir l'intention la plus déterminée de nuire à son ami Piccini, c'est la plaisanterie qui parut quelques semaines après dans cette même Feuille du Soir, destinée à jouer le plus grand rôle dans ces illustres querelles. La voici :- Savez-vous, dit hier quelqu'un à l'amphithéâtre de l'Opéra, que le chevalier Gluck arrive incessamment avec la musique d'Armide et de Roland dans son portefeuille?-De Roland? dit un de ses voisins; mais M. Piccini travaille actuellement à le mettre en musique.-Eh bien, répliqua l'autre, tant mieux, nous aurons un Orlando et un Orlandino. »

Il faudrait avoir le génie même du chantre 'd'Orlando, du moins tout le talent de celui d'Orlandino, pour peindre au naturel le ressentiment, l'indignation, la colère que cette mauvaise plaisanterie excita dans l'ame de M. Marmontel, les suites funestes de ce premier mouvement, et les malheurs qui pourront en résulter encore et pour la musique et pour la philosophie. Ce misérable jeu de mots d'Orlando et d'Orlandino est la première étincelle qui embrasa toute notre atmosphère littéraire, et le destin qui tient dans ses mains le cœur des sages comme celui des rois, peut seul prévoir le terme où s'arrêtera ce grand incendie.

Il y avait déjà quelques jours que la feuille de

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discorde avait paru, et que le plus grand nombre des lecteurs l'avait oubliée, lorsque M. Marmontel, qui venait seulement d'en être instruit, déclara dans une assemblée de vingt personnes chez M. de Vaines, l'ancien commis des finances, qu'il n'y avait qu'un — (ce n'est pas notre faute si l'Académie adopte aujourd'hui des expressions que nous n'aurions jamais osé répéter sans une autorité aussi respectable), qu'il n'y avait qu'un gueux, un maraud, qui pût s'être permis un sarcasme aussi méchant, aussi infâme. L'intérêt avec lequel M. S... osa le défendre, ne laissa aucun doute à M. Marmontel sur le véritable auteur de cette ingénieuse plaisanterie. Tout le monde l'attribuait à l'abbé Arnaud. M. Marmontel vit bien qu'il fallait être de l'avis de tout le monde; mais les épithètes qu'il venait de choisir pour caractériser un de ses confrères lui parurent toujours les plus propres et les plus convenables du monde. La scène fut aussi vive qu'on peut l'imaginer.

Depuis ce moment fatal la discorde s'est emparée de tous les esprits, elle a jeté le trouble dans nos académies, dans nos cafés, dans toutes nos sociétés littéraires. Les gens qui se cherchaient le plus se fuient ; les dîners même, qui conciliaient si heureusement toutes sortes d'esprits et de caractères, ne respirent plus que la contrainte et la défiance; les bureaux d'esprit les plus brillans, les plus nombreux jadis, à présent sont à moitié déserts. On ne demande

plus, est-il janséniste, est-il moliniste, philosophe ou dévot? On demande, est-il gluckiste ou picciniste? Et la réponse à cette question décide toutes les autres.

Le parti gluck a pour lui l'enthousiasme éloquent de M. l'abbé Arnaud, l'esprit adroit de M. Suard, l'impertinence du bailli du Rollet, et sur toutes choses un bruit d'orchestre qui doit nécessairement avoir le dessus dans toutes les disputes du monde, et qui doit l'emporter plus sûrement encore au tribunal dont les juges sont accusés, comme on sait, depuis longtemps, d'avoir l'ouïe fort dure.

que

de

Le parti picciniste n'a guère pour lui bonnes raisons, de la musique enchanteresse mais une musique qui ne sera peut-être exécutée ni entendue, le suffrage de quelques artistes désintéressés, et le zèle de M. Marmontel, zèle dont l'ardeur est infatigable, mais dont la conduite est souvent plus franche qu'adroite.

Aux brochures qu'on a déjà faites anciennement en faveur de M. Gluck il faut encore ajouter les Lettres de l'anonyme de Vaugirard, insérées dans la Gazette du Soir. Il y règne un persiflage plein de finesse et de goût; on les attribue à M. Suard, et l'on dit qu'étant le plus considérable de ses ouvrages, il aurait grand tort de le désavouer.

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Le seul écrit qui ait encore paru en faveur de M. Piccini est de M. Marmontel; il est intitulé: Essai sur les révolutions de la musique en

France. Il n'y a que les chefs du parti gluck qui n'en aient pas admiré la sagesse et la modération. Cet écrit n'a point d'autre objet que celui de prouver que les savantes déclamations de ces messieurs, leurs spéculations profondes, et quelquefois assez obscures, ne doivent pas nous empêcher d'ouvrir la carrière à l'émulation des talens. On jugera de l'équité de M. Marmontel par le morceau suivant, qui offre pour ainsi dire le résultat de toute sa brochure.

« M. Gluck, dit-il, a été bien accueilli des Français, et il a mérité de l'être. Il a donné à la déclamation musicale plus de rapidité, de force et d'énergie; et en exagérant l'expression, il l'a du moins sauvée d'un excès par l'excès contraire; il a su tirer de grands effets de l'harmonie, il a obligé nos acteurs à chanter en mesure, engagé les choeurs dans l'action et lié la danse avec la scène; enfin son genre est comme un ordre composite, où le goût allemand domine, mais où est impliquée la manière de concilier les caractères de l'opéra français et de la musique italienne. Donnons-lui des rivaux dignes de l'égaler dans la partie où il se distingue, et dignes de le surpasser dans celle où il n'excelle pas. Qu'il se soutienne, s'il le peut, par la force de son orchestre et par la véhémence de sa déclamation; que ses concurrens se signalent par une musique aussi passionnée et plus touchante que la sienne, par une harmonie aussi expressive, mais plus pure et plus transparente; et que la nation, après

avoir balancé à loisir le caractère de deux musiques et les effets qu'elles auront produits, se consulte et juge elle-même la grande affaire de ses plaisirs.

Quelque équitable que soit l'écrit de M. Marmontel, il n'a servi qu'à irriter le parti de ses antagonistes. On n'a pas cessé depuis de le harceler dans toutes les feuilles qui sont à la disposition de ces messieurs; c'est une légion de lutins déchaînée après lui et qui semble avoir juré de le faire mourir à coups d'épingles. Les oisifs s'en amusent, la malignité jouit, et les sages déplorent en secret le scandale auquel la philosophie s'expose. On nous reprochait, disent les Garasse, les Riballier, on nous reprochait notre intolérance, et il s'agissait des plus saintes vérités; voyez ces messieurs comme ils se persécutent, comme ils se déchirent entr'eux pour les opinions du monde les plus frivoles! Est-ce que l'objet de leurs disputes est moins obscur que nos mystères? leurs commentaires sont-ils plus lumineux que les nôtres ? Qu'on vienne nous dire encore, après cela, qu'il est possible d'avoir des opinions différentes et de se supporter avec indulgence! Qu'on vienne nous dire que l'homme n'est pas essentiellement méchant, etc...... Voilà ce qu'on fait dire aux ennemis de la philosophie, et voilà ce qui afflige profondément les bonnes ames.

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