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regrettant, au milieu des pompes de Paris, les beautés simples des lieux qui l'avoient vu naître, à l'aspect imprévu d'un bananier offert tout-àcoup à ses yeux dans le jardin des plantes, s'élance, l'embrasse en fondant en larmes, et, par une douce illusion de la sensibilité, se croit un moment transporté dans sa patrie.

D'ailleurs il est deux espèces de sensibilité. L'une nous attendrit sur les malheurs de nos égaux, puise son intérêt dans les rapports du sang, de l'amitié ou de l'amour, et peint les plaisirs ou les peines des grandes passions qui font ou le bonheur ou le malheur des hommes. Voilà la seule sensibilité que veulent reconnoître plusieurs écrivains. Il en est une beaucoup plus rare et non moins précieuse. C'est celle qui se répand, comme la vie, sur toutes les parties d'un ouvrage : qui doit rendre intéressantes les choses les plus étrangères à l'homme: qui nous intéresse au destin, au bonheur, à la mort d'un animal, et même d'une plante; aux lieux que l'on a habités, ou l'on a été élevé, qui ont été témoins de nos peines ou de nos

plaisirs; à l'aspect mélancolique des ruines. C'est elle qui inspiroit Virgile lorsque, dans la description d'une peste qui moissonnoit tous les animaux, il nous attendrit presque également, et sur le taureau qui pleure la mort de son frère et de son compagnon de travail, et sur le laboureur qui laisse en soupirant ses travaux imparfaits: c'est elle encore qui l'inspire, lorsqu'au sujet d'un jeune arbuste qui prodigue imprudemment la luxuriance prématurée de son jeune feuillage, il demande grâce au fer pour sa frêle et délicate enfance. Ce genre de sensibilité est rare, parce qu'il n'appartient pas seulement à la tendresse des affections sociales, mais à une surabondance de sentiment qui se répand sur tout, qui anime tout, qui s'intéresse à tout; et tel poëte qui a rencontré des vers tragiques assez heureux, ne pourroit pas écrire six lignes de ce genre.

Enfin vingt éditions de ce poëme, des traductions allemandes, polonoises, italiennes, deux traductions angloises en vers, répondent peut-être suffisamment aux critiques les plus

sévères. L'auteur ne s'est pas dissimulé la défectuosité de plusieurs transitions froides ou parasites il a corrigé ces défauts dans une édition toute prête à paroître, et augmentée de plusieurs morceaux et de plusieurs épisodes intéressans, qui donneront un nouveau prix à l'ouvrage. C'est sur tout pour annoncer cette édition avec quelque avantage, qu'il a tâché de réfuter les critiques trop rigoureuses qu'on a faites de ce poëme. Plusieurs personnes ont affecté de le mettre fort au-dessous de la traduction des Géorgiques: cela est tout simple; cet ouvrage étoit de son invention, et on a préféré de lui céder les honneurs de la traduction.

Ce genre de composition, qui demande des auteurs d'un grand talent, veut aussi des lecteurs d'un goût exquis. Les pròlétaires de Rome pouvoient pleurer à la représentation d'Oreste et de Pylade; mais il n'appartenoit qu'à Horace, à Tucca, à Pollion, à Varius, d'apprécier les Géorgiques de Virgile. Eux seuls et leurs pareils pouvoient saisir ces innombrables beautés de

détails sans cesse renaissantes, cette continuité d'élégance et d'harmonie, ces difficultés heureusement vaincues, ces expressions pleines de force, de hardiesse ou de grâce, cet art de peindre par les sons, enfin ce secret inimitable du style qui a su donner de l'intérêt à la formation d'un sillon ou à la construction d'une charrue.

de

Aussi ai-je peut-être un nouveau droit de me plaindre de. l'homme estimable dont j'ai parlé plus haut, lorsqu'il a dit que je me suis trop occupé à traduire, sans parler du genre traduction. Il est étrange que M. de M. n'ait pas daigné distinguer la traduction en vers des traductions en prose. Il n'y a pas un homme de lettres qui, sous le rapport de la difficulté vaincue, n'en connoisse l'extrême différence. Avec un peu plus d'attention M. de M. se seroit souvenu qu'au moment où cette traduction a paru, il n'existoit encore dans notre langue aucune traduction en vers des anciens poëtes, et qu'à cet égard notre littérature éprouvoit un vide inconnu dans la littérature étrangère et particulièrement dans la littérature

angloise. Il se seroit souvenu que la traduction d'Homère étoit de tous les ouvrages de Pope celui qui avoit le plus contribué à sa réputation et à sa fortune. Il ne pouvoit pas ignorer non plus qu'indépendamment des difficultés que présente une traduction en vers, celle des Géorgiques en avoit de particulières, qui ne permettent à aucun homme de goût de la confondre avec aucune autre. L'époque où l'auteur a commencé sa traduction ajoutoit encore à la difficulté. Personne alors, excepté les agriculteurs de profession, ne s'occupoit d'agriculture; nulle société, nulle académie ne s'étoit consacrée à la théorie de ce premier des arts; aucun livre encore, ou presqu'aucun, n'en avoit traité: les mots de rateau, de herse, d'engrais, de fumier, paroissoient exclus de la poësie noble. Enfin l'agriculture étoit alors en pleine roture. Aussi un auteur qui entreprendroit aujourd'hui une nouvelle traduction des Géorgiques, trouvant la route déjà frayée, le préjugé affoibli, les formes de ce genre de style multipliées, l'art de l'agriculture ennobli,

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