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des soldats, des gardes nationaux, réunis par une affection et des regrets communs, ne se disputaient plus que l'honneur de porter ce précieux fardeau. Un cortége formé à la hâte de soldats et d'officiers des différents corps, se mit en marche avec les prêtres, les médecins, les serviteurs du Prélat : une longue haie de peuple pénétré de respect, de douleur, d'admiration, la garde nationale et les troupes pleines des mêmes sentimens, et rendant les honneurs militaires, l'accueillaient sur son passage. On se jetait à genoux, et l'on faisait le signe de la croix, comme devant les reliques d'un martyr. Des prêtres accourus de tous les points de Paris le reçurent à l'Archevêché tout baignés de larmes, mais aussi tout fiers de la gloire si sainte de leur Pontife. Paris tout entier partageait ce double sentiment, et au milieu de si grands malheurs, ce malheur semblait dominer tous les autres. La paix, la sérénité, la piété de l'Archevêque étaient toujours les mêmes, à mesure que le mal faisait de plus profonds ravages. Il bénissait les soldats de son escorte, tombés à genoux autour de son lit; il répondait à ses Grands-Vicaires et aux membres de son Chapître, de son Clergé, de ses Séminaires, se pressant autour de lui, que ce n'était pas pour sa guérison qu'il fallait prier, mais pour que sa mort fút sainte. Il baisait souvent avec piété un Crucifix qu'on lui présentait, en lui rappelant que c'était le souverain Pontife qui le lui avait envoyé comme un gage de sa tendresse paternelle, et qui y avait attaché des indulgences pour l'article de la mort.

» Les plus illustres médecins et chirurgiens de la capitale avaient inutilement été appelés: tout espoir était perdu. Son agonie commença le mardi vers midi. Depuis ce moment jusqu'à quatre heures et demie, heure de sa mort, les prières de la recommandation de l'âme farent récitées à travers les sanglots d'une nombreuse assistance de Prêtres, de gardes nationaux, d'hommes de toutes les conditions. Quand enfin le saint Archevêque eut rendu le dernier soupir, un des Grands-Vicaires, ayant rappelé aux Prêtres présents, et tout baignés de larmes, quelques-unes des plus touchantes paroles du martyr de la charité, tous étendirent la main sur son corps, et jurèrent de consacrer, à son exemple, leur vie et jusqu'à la dernière goutte de leur sang, pour la gloire de Dieu et le salut de leurs frères.

» Ce serment, tout le Clergé de Paris et de la France le répète, et il le tiendra. >>

Après cette relation officielle, nous devons ajouter la lettre suivante de M. Théodore Albert, qui accompagnait le vénérable archevêque aux barricades, portant devant lui le rameau vert; elle complète le récit des faits dont il a été témoin :

"Monsieur le rédacteur,

» Acteur des plus tristes scènes du drame qui vient d'ensanglanter Paris, je n'aurais pas songé à prendre la parole, si la vérité n'avait pas été travestie, et si l'on n'avait pas annoncé que je venais de mettre la justice sur les traces du meurtriers de Mgr l'Archevêque de Paris.

>> C'est seulement place de l'Arsenal que j'ai appris de la bouche du prélat sa sainte résolution. Monseigneur ayant fait demander un homme pour le précéder et l'annoncer aux insurgés, je m'offris aussitôt. Un officier supérieur ayant dit qu'il ne fallait, pour cette mission, ni un militaire, ni un garde national, je quittai mon uniforme, et je revêtis en place une blouse et une casquette. J'attachai aussitôt après une branche d'arbre à un bâton de drapeau qui avait été pris aux insurgés, et je marchai précédant Monseigneur et ses deux grands-vicaires, MM. Jaquemet et Ravinet.

La place de la Bastille était déserte. Arrivé à la barricade, je proclamai l'arrivée de l'Archevêque de Paris; je traversai alors, avec mon rameau, la boutique du marchand de vin qui fait le coin de la rue de Charenton et de la rue Saint-Antoine. Le prélat me suivit seul, Pierre Sellier, son domestique, ayant été repoussé dans la boutique du marchand de vin, et MM. les grands-vicaires ayant été séparés par l'invasion subite de la place et le tumulte occasionné par des querelles qu'ils voulurent apaiser. J'agitai mon rameau de paix et me rapprochai de Monseigneur, qui ne marchait que fort lentement, à cause de l'état des pavés, et qui tenait sa droite aux maisons.

» La main étendue, il s'écriait: Mes amis, mes amis...... C'est à peine si on pouvait l'entendre, car le bruit était grand des deux côtés. Je le conduisais sur une place restée pavée entre les deux barricades, lorsque, arrivé à la porte de la première boutique du no 4, l'Archevêque fléchit sur lui-même et tomba dans mes bras me disant: Mon ami, je suis blessé. Sa figure était restée si calme, que je dus croire sa blessure légère. Aidé par des insurgés, je pris ses jambes III SÉRIE. TOME XVII. N° 102; 1848.

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et je le rentrai dans la boutique. La fusillade venait de recommencer, et les insurgés nous entouraient avec de grandes démonstrations de douleur. Le valet de chambre Pierre nous rejoignit alors, et il fut blessé dans les reins.

» La boutique du no 4 étant vide, nous portâmes Monseigneur dans la boutique du n° 26, seule porte que nous ayons trouvée ouverte après la deuxième barricade. La fusillade était terrible autour de nous; le prélat ne se plaignait que de ses jambes que je soutenais toujours.

>>> Tout à coup un insurgé me dit en me saisissant par le milieu du corps et en regardant le prélat : « Le brigand qui l'a tué, voyezvous, je l'aurais fusille si on m'avait laissé faire. » Cet homme répéta plusieurs fois ces paroles avec énergie. Si je le revoyais, je le reconnaîtrais sans aucun doute, et peut-être alors, pourrait-on connaître le nom de l'assassin. Mais tournant moi-même le dos aux insurgés de la barricade, je ne puis savoir d'où le coup est parti, et par conséquent donner sur ce point aucun éclaircissement à la justice.

» Nous avons pu sortir bientôt de la boutique no 26, les insurgés et une femme nous ayant remis un matelas, un drap et un oreiller. Mais le brancard que nous avions fait avec des fusils était sans cesse défait, pour franchir les barricades qui se trouvaient sur la route des Quinze-Vingts. Pierre, malgré sa blessure se tenait toujours aux côtés de l'Archevêque, soutenant un coin du matelas, tandis que Monseigneur, oubliant ses souffrances, ne s'inquiétait que de celle de son fidèle serviteur. On nous ouvrit la petite porte des Quinze-Vingts; le curé de Saint-Antoine arriva aussitôt et voulut que nous montassions le prélat dans son appartement, où il fut placé sur des matelas dans le salon, les insurgés se retirèrent, et Monseigneur demanda M. Delage, son secrétaire particulier, le docteur Cayol et son domestique Cyprien. J'offris d'aller les chercher, et, pendant que M. le curé de Saint-Antoine me faisait un laissez-passer motivé, M. l'abbé Roux voulut m'accompagner. Nous arrivames à l'angle de la place de la Bastille et de la rue de la Planchette, tout-à-fait abandonné par les insurgés. J'annonçai à la sentinelle de l'armée un prêtre pour l'Archevêque de Paris; nous passâmes la rue Saint-Antoine.

» Le concierge de l'Archevêché se trouvait là inquiet sur le sort de

son maître; nous le chargeâmes d'aller chercher le docteur et nous prîmes nous-mêmes à l'Archevêché M. Delage et Cyprien. Nous revînmes par le même chemin. A notre retour, MM. Jaquemet et Ravinet', qui avaient pu rejoindre l'Archevêque à travers les plus grands dangers, lui faisaient connaître la gravité de sa blessure. Les deux serviteurs fondaient en larmes; Pierre se traîna jusqu'auprès du lit du prélat, qui les priait de lui pardonner les petites vivacités qu'il avait eues envers eux. Ils recurent ensuite sa bénédiction. Pendant que je lui baisais les mains, il me recommanda à MM. les grands-vicaires: « Qu'on lui donne un souvenir de moi, » dit-il, et on lui répondit : Monseigneur, vous le lui donnerez vous-même.» J'assistai ensuite à la sainte cérémonie des sacremens; puis, voyant que je n'étais plus utile, je songeai à me retirer. M. l'abbé Roux, me voyant décidé à repasser seul, et à une heure du matin, la place de la Bastille, me prêta une soutane, afin que je pusse m'annoncer comme prêtre aux sentinelles avancées de l'armée, les seules que j'eusse à craindre.

"

>> THÉODORE ALBERT,

>> Editeur, rue Vivienne, 8, caporal, de la 3e légion,

3e bataillon, 3 compagnie. »

Nous renvoyons au cahier suivant le complément du récit et des pièces concernant la mort de Mgr l'Archevêque; nous publierons

encore:

1o Le récit de sa mort, fait par M. le docteur Cayol, non encore paru en ce moment;

2° Quelques détails sur nos relations avec le glorieux prélat et sur l'intérêt qu'il portait aux Annales de philosophie chrétienne ;

3o La liste de ses ouvrages.

A. BONNETTY.

Il y a ici erreur; M. Ravinet ne put arriver que le lendemain à 4 heures.

Compte-rendu à nos Abonnés.

Comme ou vient de le voir, l'espace nous manque pour achever de rendre compte de la glorieuse mort de Mgr l'archevêque de Paris; nous ne pouvons donc qu'adresser quelques mots à nos abonnés sur la position des Annales de philosophie après les divers bouleversemens que la société a subis depuis le mois de février dernier. Comme on peut le croire, le contre-coup qui a paralysé toutes les affaires s'est aussi fait sentir aux Annales; plus de 60 abonnés, atteints par les événemens, frappés dans leur fortune, effrayés encore plus par un avenir, qui semblait ébranler toutes les existences, nous ont écrit qu'ils étaient forcés, quoiqu'à regret, de suspendre leur abonnement. Cette perte est très-grave pour nous. Et pourtant disons tout de suite qu'elle ne nous fera nullement suspendre notre publication. La perte nous frappera seul, et nous saurons suppléer à ce qui nous manquera de ce côté. Non, jusqu'à ce que nous ayons épuisé nos dernières ressources, nous ne cesserons de rester sur la brêche et de défendre les doctrines de l'Eglise.

Nous l'avons déjà dit : presque tous les organes de la presse catholique scientifique sont suspendus. L'Anthropologie catholique, l'Auxiliaire catholique, le Monde catholique, ont cessé leur pu blication. Le Correspondant le mieux patroné de toutes les revues, s'est transformé en Bulletin. En ce moment encore le Mémorial catholique n'a pas paru depuis avril. Un autre organe qui pouvait compter parmi les organes catholiques, la Revue nationale de M. Buchez, cesse aussi de paraître. Il est vrai que les rédacteurs de celle-ci sont presque tous arrivés au pouvoir, et se sont lancés de leur cabinet dans les ministères ou les ambassades. Nous croyons bien qu'il n'existe plus en ce moment de vivans que la Bibliographie catholique, à 10 fr. par an, et nos deux revues l'Université catholique, à 25 fr. par an et les Annales de philosophie à 20 fr. par an. On voit que le poids principal pèse sur nous. Nous ferons tous nos efforts pour le supporter le plus longtems possible.

Mais nous conjurons nos lecteurs de nous venir en aide; nous leur exposons simplement et sans détour notre position, nos dangers, nos

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