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« On dit qu'on a roué le père Malagrida: Dieu soit loué! Je mour» rais content, si je voyais les jansénistes et les molinistes écrasés les » uns par les autres '. »

Il écrivait à Dupont : « Je crois que vos jésuites voyagent par le >> coche. J'ai besoin de deux ou trois bouviers dans mes terres; si >> vous pouviez m'envoyer le père Kroust et deux de ses compagnons, je leur donnerais de bons gages, et si, au lieu de bouviers, ils veu>> lent servir de bœufs, cela serait égal

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N'est-ce pas une ironie cruelle, de venir nous présenter le cercueil de Voltaire comme le symbole du grand principe de la liberté, lorsque l'Eglise porte encore sur son sein les meurtrissures qu'il y imprima, et sur ses mains divines le reste des chaînes dont elle fut garrottée par ce tyran sacrilège! Voltaire, la source de la liberté! Ah! ce sont ses doctrines et ses livres qui en ont rendu la naissance presque impossible parmi nous! Cet homme déposa dans l'atmosphère intellectuelle et morale de la France, assez d'élémens pestilentiels pour que la France en mourût; et elle en serait morte, si Dieu n'avait point fait les nations guérissables! Le véritable amour de la liberté est un sentiment trop délicat, trop généreux, trop céleste, pour que le cœur si étroit et si taré de Voltaire pût le renfermer et le nourrir. L'Assemblée nationale commit donc une lourde bévue si, comme l'affirme M. de Lamartine, elle prit Voltaire pour l'apôtre de la liberté.

6° VOLTAIRE ET UNE RÉVOLUTION.

a Le monde ira toujours comme il va. » VOLTAIRE.

L'auteur du Siècle de Louis XIV et du Siècle de Louis XV était d'avis que l'on jouissait d'une liberté bien suffisante autour de lui. Il n'a pas l'air d'avoir pensé que la nature humaine en comportait une plus forte dose. Pour peu qu'on eût fermé les yeux sur les calomnies et les impiétés qui sortaient de sa plume; qu'on eût laissé circuler tranquillement ses livres immondes; qu'on lui eût permis de traiter

Voltaire à la comtesse de Lutzelbourg. 2 Voltaire à Dupont, 20 décembre 1764.

ses critiques suivant les inspirations de sa vanité et de son égoïsme, et de ruiner paisiblement ses libraires, il eût tout de suite proclamé, suivant l'axiôme de ses maîtres d'Angleterre, que tout ce qui est, est bien '. Et s'il n'adopta pas cette formule d'une manière absolue, il fut néanmoins assez pénétré de l'esprit qui l'avait inspirée pour ne pas désirer, ni même prévoir une révolution sociale.

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Voltaire, dit M. Louis Blanc, n'était pas fait pour chercher dans » une révolution politique et sociale le salut du peuple. Changer har»diment, profondément, les conditions matérielles de l'état et de la » société, il n'y songeait même pas, et ne commenca à s'en inquiéter » que sur la fin de sa carrière, aux cris poussés par Diderot, d'Hol» bach et Raynal. Dans les six mille neuf cent cinquante lettres dont » se compose sa correspondance, dans la plupart de ses ouvrages, on » est frappé de cette absence de préoccupations politiques. C'est à peine s'il avait foi dans la possibilité d'une vaste rénovation du » monde. On en peut juger par cette lettre écrite à M. de Bastide, » en 1760, moins de trente ans avant la Révolution. Après avoir » montré, dans un tableau saisissant, ceux qui labourent dans la di>> sette, ceux qui ne produisent rien dans le luxe, de tremblans vas» saux n'osant délivrer leurs moissons du sanglier qui les dévore, de grands propriétaires s'appropriant jusqu'à l'oiseau qui vole et au poisson qui nage : « Cette scène du monde, presque de tous les » tems et de tous les lieux, s'écrie-t-il, vous voudriez la changer! » voilà votre folie, à vous autres moralistes..... Le monde ira toujours » comme il va 2! >>

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Il fallait un cœur bien stoïque pour écrire avec tant de sang-froid, sous le règne de Louis XV, cet axiôme philosophique et social. Voltaire ne faisait pourtant pas un tableau d'imagination dans sa lettre à M. Bastide; il ne touchait pas même à toute la réalité. Citons pour preuve, quelques circonstances d'un voyage royal qu'un témoin oculaire nous a transmises.

1 Pope, Essai sur l'homme. — On sait quelle place tiennent dans ce poème, les opinions deistes de Bolingbroke.

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« Marie Leczinska partit de Strasbourg aussitôt après la bénédic» tion nuptiale. C'était au mois d'août 1725. En ce moment, il s'agis> sait des moissons et des récoltes de toutes sortes qu'on n'avait encore » pu amasser à cause des pluies continuelles. Le pauvre laboureur >> guettait un moment de sécheresse pour les recueillir; cependant il » était occupé d'une autre manière.

» On avait fait marcher les paysans pour raccommoder les chemins » par où la reine devait passer, et ils n'en étaient que pires, au point » que Sa Majesté faillit plusieurs fois se noyer.

» Les chevaux des équipages étaient sur les dents. On avait com» mandé les chevaux des paysans à dix lieues à la ronde, pour tirer » les bagages. Les seigneurs et dames de la suite, voyant leurs che» vaux harassés, prenaient goût à se servir des misérables bêtes du » pays. On les payait mal, et on ne les nourrissait pas du tout. Quand » les chevaux commandés n'arrivaient pas, on faisait doubler la traite >> aux chevaux du pays dont on était saisi. J'allai me promener le » soir, après souper, sur la place de Sézanne. Il y eut un moment » sans pluie. Je parlai à de pauvres paysans. Leurs chevaux, tout >> attelés, passaient la nuit en plein air. Plusieurs me dirent que leurs » bêtes n'avaient rien mangé depuis trois jours. On en attelait dix, » là où on en avait commandé quatre jugez combien il en périt. » Notre subdélégué commanda 1,900 chevaux au lieu de 1,500 » qu'on lui demandait, et par la sage précaution d'un officier qui » craint que le service ne manque sous lui '. »

Marie Leczinska ne fut pas de l'avis de Voltaire. Son noble cœur, navré à la vue de tant de misère et de souffrance, pensa que, sans être optimiste, et sans porter préjudice à l'harmonie universelle, la charité chrétienne eût pu faire aller le monde un peu mieux, et elle résolut de mettre elle-même la main à l'œuvre, en refusant la brillante maison dont on prétendait l'environner, afin de consacrer la dépense au soulagement des provinces qu'elle venait de parcourir 1. Il est vrai qu'on s'opposa à l'exécution de ce généreux dessein, et

'Le marquis d'Argenson, mémoires.

2 Voyez M. de Tocqueville, Histoire philosophique du règne de Louis XV', I, 287.

que cette fois encore, comme tant d'autres, la religion et l'humanité furent sacrifiées à l'absolutisme de l'étiquette.

Ces sortes de sacrifices n'affligeaient pas Voltaire. Toute la révolu tion qu'il voulait et en laquelle il paraît avoir eu quelque espérance, c'était que le Christianisme disparût du monde. Du jour où il aurait vu toute la France matérialiste et incrédule, tous les changemens possibles et désirables auraient, à ses yeux, été consommés. Il s'était instillé la haine du Christianisme, et elle circulait avec son sang. Il vivait de cette fureur. Je ne calomnie pas sa mémoire. « Plus je vieil»lis, écrivait-il à Damilaville, et plus je deviens implacable envers » l'Infâme. » Et à d'Alembert : « J'ai toujours peur que vous ne » soyez pas assez zélé ; vous enfouissez vos talents. Lancez la flèche sans » montrer la main. Faites-moi ce petit plaisir. Consolez-moi dans ma » vieillesse. »

M. de Tocqueville a raison : le malheureux était attaqué d'une monomanie anti-chrétienne.

Que la destruction du Christianisme fût la seule révolution que Voltaire attendit, c'est lui-même qui nous l'apprend. « Mon cher et » digne philosophe, écrivait-il à d'Alembert, conservez bien votre » santé; jouissez de l'étonnante révolution qui se fait partout dans les esprits, et vivez pour éclairer les hommes. » Il disait à Helvétius: « Il s'est fait depuis douze ans une révolution dans les esprits qui est sensible. D'assez bons élèves paraissent coup sur coup : la » lumière s'étend certainement de tous côtés 2. »

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C'est évidemment en ce sens qu'il faut entendre ce passage: « Tout » ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera ím>> manquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin.... » On éclatera à la première occasion, et alors, ce sera un beau ta» page 3. »

♦ Voltaire à d'Alembert, 13 septembre 1764. Voltaire à Helvelius, 26 juin 1765.

2 Follaire à M. Chauvelin.-Nous sommes loin de nier, qu'on le remarqué bien, l'influence des ouvrages de Voltaire sur la Révolution, en tant que désorganisation sociale. Nous disons seulement que Voltaire ne savait pas ce qu'il faisait, et qu'il ne faisait pas ce qu'il voulait.

Voulait-il dire, par ce beau tapage, que les Jésuites seraient roués, sur tous les points du globe; que les Jansénistes et les Molinistes seraient brûlés, sans qu'il ait le plaisir d'en étre témoin; que tous les moines couperaient la gorge à leurs supérieurs, pour que cette aventure fút utile aux pauvres laïques; en un not, voulait-il dire que la philosophie prendrait enfin le dessus, quand elle serait délivrée de ses plus grands ennemis ? Etait-ce cela qu'il voulait dire? C'est bien à craindre.

Nous citerons encore sur ce point le jugement d'un homme qui n'est pas précisément l'ennemi ni le fanatique de Voltaire, quoi qu'ait pu affirmer M. de Lamartine '.

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Que Voltaire ait eu le projet de plaire à son siècle, dit M. Ba>> rante, d'exercer sur lui de l'influence, de se venger de ses ennemis, » de former un parti qui pût le louer et le défendre, nous le croyons » sans peine. Il vécut dans un tems où les mœurs étaient perdues, >> du moins dans les classes supérieures de la société, et il ne respecta » pas la morale. L'envie et la haine employèrent contre lui les armes » de la religion, lorsqu'elle n'était pas même respectée par ses pro» pres défenseurs, et il ne la considéra que comme un moyen de per>> sécution. Son pays avait un gouvernement sans force, sans considé» ration, et qui ne faisait rien pour les obtenir; il eut un esprit d'indépendance et d'opposition. Voilà quelle fut la source de ses opi»> nions. Nous concevons comment il les a eues, sans pour cela les » excuser. Il les énonça continuellement sans songer aux résultats fu» nestes qu'elles pourraient avoir 2... Lui-même, dans un de ses ro» mans, nous a donné une juste idée de sa philosophie. Babouc, >> chargé d'examiner les mœurs et les institutions de Persépolis, re» connaît tous les vices avec sagacité, se moque de tous les ridicules, attaque tout avec une liberté frondeuse. Mais lorsque ensuite il

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Ja Voltaire n'a encore été jugé que par ses fanatiques ou ses ennemis.» 2 Cette étourderie peu philosophique, n'empêche pas la Liberté de penser de trouver dans Voltaire bien plus qu'un philosophe, l'apôtre de la raison: Il y a dans Voltaire le philosophe et l'apôtre de la roisan. C'est ce dernier person› nage, et le plus grand, que nous allons considérer d'abord (p. 32). — Voltaire n'était que le précurseur de la Déesse Raison, et non l'apôtre de la raison. Il ne faudrait pas confondre.

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