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est le premier dans la Genèse: in principio n', au commencement, en premier, d'abord, avant tout. Or ce mot est essentiel. Au commencement, avant tout, Dieu fit le ciel et la terre. Si la matière ou le chaos avaient existé, cette action de Dieu n'aurait pas été faite avant tout. Il ne s'agit donc pas de sommaire, mais d'une action qui a tout précédé. C'est encore un contre-sens, que de dire que l'auteur sacré montre Dieu trouvant sous sa main une matière informe. Ou la parole ne signifie plus rien, ou bien l'auteur sacré nous montre Dieu avant tout, créant en masse le ciel et la terre, et puis il en détaille la formation successive, l'arrangement ulté rieur. Continuons la note de M. Vacherot:

D'ailleurs le mot hébreu bara signifie au PROPRE tailler, couper et par extension séparer, choisir. Les Septante l'ont traduit par énoínov, soit qu'ils ne soupçonnassent pas la difficulté, soit qu'ils ne voulussent pas la toucher. Le passage du livre des Macchabées n'a paru décisif dans le sens de création que parce qu'il a été inexaclement traduit. Le texte grec sur lequel la traduction latine a été faite est : ἐξ οὐκ ὄντων ἐποίησεν αὐτὰ ὁ Θεός. La vraie traduction est: non entia fecit esse Deus, et non : ex nihilo fecit illa Deus.

Voila bien des assertions posées d'une manière absolue et qui ont bien lieu de nous étonner. Comment un vrai philosophe peut-il ainsi contredire par voie de simple assertion une des croyances du peuple juif et du peuple chrétien? Reprenons chacune de ces assertions:

1° Quant à la signification du mot N bara, M. Vacherot supprime précisément la signification que donnent tous les dictionnaires et tous les docteurs juifs. On sait, en effet, que les verbes hébreux ont deux acceptions, l'une dite kal, c'est-à-dire simple, « parce que » dans cette forme ils retiennent leur signification simple et commune, l'autre dite piel, où les mots prennent une signification nouvelle, » détournée et quelquefois très-différente. Les plus simples hébraïsans savent cela, car tous les dictionnaires distinguent toujours le mot bara au kal qu'ils mettent le premier, et qui signifie traditionnelle ment créer, parce que c'est une action de Dieu; du mot bera, (et non bara) au piel, où il signifie en effet tailler, couper, parce que l'action est appliquée à l'homme'. Pourquoi M. Vacherot ne dit-il pas un mot

1 Voir tous les dictionnaires et entre autres celui de la langue sainte où

de la signification propre et première? Est-ce ainsi que l'on procède quand on ne cherche que la vérité; quand on désire enseigner à ses lecteurs non un système arrêté, mais la simple vérité?

Que si dans quelques passages le mot bara a été appliqué à une action qui n'était pas celle de créer, c'est que semblable chose arrive dans toutes les langues; nous appliquons, nous aussi, le mot créer à une simple formation; mais cela n'empêche pas que proprement créer n'exclue toute matière préexistante; c'est le sens de la tradition; or, c'est cette tradition que M. Vacherot met complétement de côté.

2o Quant à la traduction des Septante, ils ont employé le seul mot qui, dans la langue grecque, pouvait remplacer le mot hébreu. C'est aussi ce qu'ont fait les pères du concile de Constantinople qui voulaient bien donner à Dieu le titre de vrai Créateur et qui ont rendu la phrase factorem cæli et terræ par le mot ronth; ce mot était fixé par la croyance commune qu'ils voulaient exprimer. Ils n'ont ni éludé, ni ignoré la difficulté, pas plus que les pères latins qui ont rendu créateur par factorem.

3o Quant au passage si précis où la mère des Macchabées dit à son fils « Je te demande, ô mon fils, de jeter les yeux sur le ciel et la » terre, et sur toutes les choses qu'ils contiennent, et de comprendre » que Dieu les a faits de rien, ainsi que le genre humain (quia ex » nihilo fecit illa Deus',) » nous nous demandons sur quelle base M. Vacherot appuye la traduction nouvelle qu'il donne avec tant d'assurance des mots : ἐξ οὐκ ὄντων ἐποίησεν αὐτὰ ὁ Θεός : le mot à mot est, je pense, ex non existentibus fecit illa Deus, des choses non existantes (c'est-à-dire du néant) il a fait ces choses (le ciel et la terre). M. Vacherot veut traduire : Dieu a fait être les non-être : c'est là une traduction philosophique selon les idées modernes allemandes. D'ailleurs il nous semble que faire être les non-être; c'est encore assez bien exprimer la création, à moins qu'on ne soit imbu de ces subtilités dialectiques au moyen desquelles on enlève aux mots leur signification. Continuons :

l'on cite l'autorité de plusieurs rabbins. Voir aussi Moises-Maimon, direct., 1. 11, c. 30.

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Il n'y a pas de mot dans la langue hébraïque, pas plus que dans la langue grecque pour exprimer une idée, peut-être nécessaire, mais profondément inintelligible et à coup sûr etrangère à l'esprit de ces deux peuples, à savoir la création ex nihilo.

Ce ne sont là que des assertions tranchantes, mais appuyées sur rien, ou plutôt complétement opposées à toute la tradition hébraïque. M. Vacherot ne connaît pas les livres des docteurs juifs pas plus que leur langue nous venons de le prouver, lui qui donne à bera la signification de bara. Donnons pourtant un exemple entre beaucoup d'autres que les rabbins juifs ont bien compris l'idée de création.

à

Ainsi Isaïe fait dire à Dieu parlant de l'homme : « Je l'ai créé, je » l'ai formé, je l'ai fait . » Le rabbin David Kimchi explique ce passage de cette manière : « Je l'ai créé 87, c'est-à-dire je l'ai » tiré du néant à l'être des choses; ensuite je l'ai formé 1, » cause que je l'ai fait exister par la disposition de la forme; enfin je » l'ai fait ny, c'est-à-dire je l'ai disposé et mis en ordre 2. » Peuton voir rien de plus clair, et comment venir dire que le prophète qui s'exprime ainsi, et que le rabbin qui le commente appartiennent à un peuple pour lequel la création était une idée étrangère? Comment dire aussi qu'une idée nécessaire manquait de mots pour être exprimée? Est-ce ainsi qu'on doit instruire la jeunesse après les progrès qu'ont fait la critique et les études bibliques?

L'Orient a conçu la création comme une génération (yewav); là Genèse et lé Timée l'ont conçue comme une construction, une formation (bara, xtıltiv, TOLLY). L'idée de la création ex nihilo est chrétienne; et encore la doctrine des premiers pères est obscure et indécise sur ce point.

Il serait plus vrai de dire que lorsque les philosophes de l'Orient ont voulu expliquer le fait de la création, ils ont cru ne pouvoir mieux le comparer qu'à la génération de l'homme ou de l'animal; en cela leur comparaison était assez juste, en ce sens qu'il n'est rien qui approche plus de la création de Dieu que la génération de l'homme. De là l'œuf de Brama, et l'émanation de l'homme des différens membres de cette divinité. Mais c'est là une explication philosophique d'un

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⚫ Cité dans le Dict, de la langue sainte de Leig, au mot bara.

fait de création admis auparavant, et pour lequel on se servait de la comparaison qui en approchait le plus.

2o Et puis quand M. Vacherot prétend donner ici la croyance de tout l'Orient, ne tranche-t-il pas une difficulté philosophique encore non éclaircie? Connaît-il ou ne connaît-il pas la dissertation publiée tout exprès par Anquetil pour prouver que Zoroastre et ses disciples ont professé le dogme de la création '? M. Vacherot ne dit pas un mot de cela.

3o Enfin il finit par cette autre assertion gratuite, que l'idée de la création ex nihilo est chrétienne; toujours sans preuves; comme si pour toutes les perfections de Dieu, les Chrétiens n'avaient pas toujours fait profession de ne faire que continuer la croyance et la tradition hébraïques.

4° Enfin contre l'assertion gratuite encore que la doctrine des premiers pères est obscure et indécise sur ce point, nous nous contenterons de citer les paroles suivantes de saint Justin, celui-là même que Bausobre, avant M. Vacherot, accuse de n'être pas ferme dans la croyance de ce dogme. Or, voici ses propres paroles : « La différence qu'il y a entre le créateur et l'ouvrier existe en ce que » le premier n'a besoin que de sa propre puissance pour produire » des êtres, au lieu que le second a besoin de matière pour faire son ou» vrage; » puis le même père prouve que « si la matière était incréée, » Dieu n'aurait point de pouvoir sur elle, et qu'il ne pourrait pas » en disposer 2. » Est-ce là être peu ferme sur le dogme de la création?

Il y a bien d'autres erreurs palpables et flagrantes pour tout homme qui connaît la tradition, c'est-à-dire la réalité, dans le livre de M. Vacherot. Nous y reviendrons, terminons par une réflexion.

On parle du progrès des esprits et de l'extension qu'on veut donner aux études de la jeunesse. Nous y applaudissons de grand cœur, mais est-ce bien un progrès, est-ce une extension, un perfectionnement que de ne faire connaître à ses élèves ou à ses lecteurs qu'une partie de la discussion, ou de la question? Ah! ce n'est pas ainsi que l'entendaient ces vieux théologiens et commentateurs que l'on dédai

' Voir le tome LXIX, p. 123 des Mémoires de l'Académie des inscriptions, édit. in-12.

2 Exhortation aux Grecs, no* 22 et 23.

gne tant! Que l'on ouvre leurs livres, on verra avec quel soin minutieux ils exposent les deux parties de la discussion. La place donnée aux objections est souvent plus grande que celle donnée à la vérité elle-même. Et maintenant avec une assurance capable d'en imposer, on pose les objections comme des axiomes, et l'on ne fait pas même mention des raisons alléguées par la thèse contraire. Cela est-il philosophique, cela constitue-t-il un progrès dans les études? Nous doutons fort que ce soit un progrès dans la vérité. C'est avec confiance que nous posons ces questions à toute l'école éclectique et à M. Vacherot lui-même. A. B.

III SÉRIE. TOME XVII. N° 98; 1848.

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