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plus profonde chez l'autre, la pensée, chez tous les deux, a quelque chose d'audacieux, de surnaturel. Bernardin de Saint-Pierre met la grâce du dessin, la magie du coloris, où Jean-Jacques Rousseau a employé le burin de la nature et de la vérité : le raisonnement vigoureux, la dialectique serrée, l'éloquence entraînante, remplacent chez le Génevois ces douces peintures, où semblent se confondre la facilité de Fénélon et l'élégance de Barthélemi. La vie de J. J. Rousseau a dû être plus agitée, plus malheureuse : il avait la source de son génie dans ses passions. Bernardin de SaintPierre, doué d'une sensibilité plus tendre et moins active, a su souffrir plus paisiblement. Non moins facile à s'affliger, il était plus aisé à consoler. J. J. Rousseau a fouillé le cœur humain : c'est dans la nature extérieure que Bernardin de Saint-Pierre a trouvé ses plus délicieux tableaux. Par un rapport non moins bizarre, et comme si la destinée s'était plu à soumettre aux mêmes épreuves le génie de ces deux hommes, tous deux passèrent leur jeunesse dans une sphère qui ne laissait rien à la pensée, et qui donnait tout à la vie active. Bernardin de Saint-Pierre, né au Havre, en 1737, d'une famille considérée, commença ses études à Rouen, fut conduit, dès l'âge de 12 ans, à la Martinique, par un oncle, capitaine de vaisseau; revint en France, où le rappelait sa santé délicate, et finit ses classes à Caen, sous les jésuites, qui n'oublièrent rien pour se l'attacher. Mais son père le destinait à être employé dans le service des

ponts et chaussées. Il étudia les sciences exactes, dont plus tard il devait se servir contre ellesmêmes. Reçu ingénieur à 20 ans, il fit, sous M. de Saint-Germain, la campagne de Malte; eut à se plaindre des prétentions et de l'orgueil de certains nobles militaires; donna sa démission, et alla offrir ses services à Frédéric-leGrand. S'ennuyant bientôt de la discipline mécanique des Prussiens, il passa en Russie, fut accueilli de l'ambitieuse Catherine II, se vit au moment de parvenir à une haute fortune; mais pénétrant les vues de l'impératrice sur la Pologne, il s'en indigna, trouva le moyen de les faire connaître au ministère français des affaires étrangères, puis quitta la Russie. Mais le cabinet russe, informé de ce qu'il avait écrit, le fit poursuivre et arrêter par des hullans. Le pistolet à la main, il leur résista longtemps, donna le temps à ses amis d'emporter ceux de ses papiers qui avaient quelque importance politique, et se laissa prendre quand on ne pouvait plus prendre que lui. Il réussit cependant à se sauver lui-même. M. de Breteuil, ambassadeur de France en Pologne, qu'il avait vu à son passage à Varsovie, le fit nommer capitaine-ingénieur de la colonie de l'Ile-de-France. Il ne reçut pas d'autre dédommagement de ce qu'il avait souffert; et son travail, qui lui avait nui, ne servit en rien à la Pologne. A l'Ile-de-France, de nouveaux chagrins l'attendaient, ses vues philanthropiques et vastes heurtèrent le mobile éternel des hommes, l'intérêt individuel. Il s'opposa à ce que l'île

devînt une station militaire et un point d'appui pour le commerce des Indes; il sentit son cœur se révolter contre les abus de la puissance illimitée : il plaignit les esclaves et fut haï de leurs oppresseurs. Échoué sur l'île Bourbon, il ne reçut aucune indemnité du gouvernement. On se plaint toujours du mécontentement et de la misanthropie des hommes d'un grand talent. Mais on ne se représente pas la délicatesse exquise de ces âmes privilégiées, dont l'irritabilité tient au génie même, et dont la sensibilité n'est que trop souvent froissée, meurtrie par l'ingratitude d'un monde qu'ils s'efforcent de servir. «Les plus dou» ces odeurs, dit Bacon, sont plus » douces encore quand on les a»gite. » Beaucoup de chefs-d'œnvre ont été le fruit de grands chagrins. Bernardin de Saint-Pier re, que les injustices des hommes et de la fortune forcèrent à chercher des plaisirs dans la nature, contempla avec délices les magnificences singulières du ciel et du sol sous l'équateur, et prépara de loin la délicieuse pasto rale de Paul et Virginie. D'au tres ouvrages germaient aussi peu pen dans cette tête plus méditative qu'ardente. Il avait cherché le bonheur dans l'agitation et les voyages. C'était la pensée qui seu le pouvait lui offrir, sinon ce bon heur, du moins quelque joie et quelque repos. Il donna d'abord son Voyage à l'Ile-de-France, et prépara dans la retraite ses Etudes de la nature, qu'il publia, en 1784. Le premier de ces deux onvrages avait déjà jeté quelques idées audacieuses dans le public.

à

La révolution grondait sourdement; mille signes annonçaient qu'elle allait éclater: tous les esprits et tous les yeux étaient fixés sur le volcan. Les Études de la nature parurent tout à coup comme une production d'un autre siècle et d'un autre monde, comme une belle fleur près du cratère prêt à vomir la flamme. Cet ouvrage n'attira d'abord à son auteur que des persécutions; certains savans murmurèrent, mais moins haut que les théologiens, Le clergé, qui accordait quelquefois des pensions aux gens de lettres dociles, scandalisé de ce qu'on osait parler de Dieu autrement que la Bible, raya de la liste l'homme hardi qui avait si éloquemment démontré l'existence de Dieu par la magnificence et le but de ses œuvres. Cependant l'ouvrage, à sa cinquième édition, prenait sa place parmi les plus belles productions littéraires du siècle. Moins scrupuleux que le clergé, le gouvernement, averti du mérite des Etudes de la nature, par leur succès, fit à l'auteur une pension de 1,000 francs. L'auteur donna 300 francs à sa sœur, 100 francs à une vieille domestique, se réser va le reste et vécut retiré. Louis XVI le nomma intendant du jardin des Plantes, à la place de Buffon, et en lui annonçant luimême cette favenr, ajouta avee bonté : « Vos écrits, que j'ai lus, » sont d'un honnête homme. » La révolution éclate: Bernardin de Saint-Pierre refuse l'électorat qui lui est offert, et se tient éloigné de toute fonction publique. Ses Voeux d'un solitaire, qu'il publia alors, sont trop purs et trop beaux

cle où les arts s'égaraient presqué tous dans de fausses routes, s'il erra, c'est en fait de sciences; et qui, sous ce rapport, ne s'est ja→ mais trompé? Mais en fait de littérature, retrouvant la bonne route, il fut naïf, éloquent, original. Observateur judicieux, doué d'une imagination poétique, mais toujours fidèle et dévoué à la vérité, il a fait, dans son célèbre ouvrage des Etudes de la nature, une hymne à Dieu, qui ne périra qu'avec le sentiment du beau. Ses Harmonies de la nature, composées pendant les crises de la ré

pour leur, époque : c'est le vol de la colombe au milieu des orages. Personne n'écouta la voix d'un homme qui n'avait de passion qué le bien de l'humanité. Une suite aux Vœux d'un solitaire, donnée en 1791, porte le même caractère et eut le même sort. La plus pro fonde solitude qu'entourait et trahissait une grande célébrité, fut le choix du reste de sa vie. Deux fois il se maria à deux très - jeunes femmes, une fois à 54 ans, et l'autre à 64. Le philosophe n'avait pas songé qu'en rapprochant la jeunesse de la vieillesse, il rompait la plus douce et la plus dévolution, et au moment où toutes licate des harmonies de la nature. Soit par une sensibilité inquiète, soit par toute autre cause difficile à expliquer ici, il fut malheureux, et se plaignit. Une grande susceptibilité, une irritation vive contre les critiques les plus injustes, une continuelle maladie de nerfs, faisaient de cet homme si envié un être véritable ment à plaindre. Cependant la gloire le comblait, et il était dans l'aisance. Professeur de morale à l'école normale, membre de l'ins titut, devenu possesseur d'OEragni, jolie maison de campagne près de Pontoise, il reçut la décoration de la légion-d'honneur, une pension de 2,000 francs, et une autre de 6,000 francs sur la cassette du prince Jérôme. Les nombreuses éditions de ses ouvra ges avaient considérablement aug menté sa fortune. Le 21 janvier 1814, il s'éteignit dans sa maison de campagne, à 76 ans. Ber nardin de Saint-Pierre est un des hommes dont cette époque s'ho nore le plus. Vers la fin d'un siè

les harmonies sociales se confondaient pour se reproduire sous leurs véritables formes, offrent plus d'imagination peut-être, et une sensibilité moins pénétrante que les Etudes. Le roman de l'Arcadie est un tableau antique, peint par Apelle : tout y respire l'air des montagnes de la Grèce. Le Café de Surate est une piquante allégorie qui rappelle Voltaire. Avec moins de finesse et de trait, la Chaumière indienne est une délicieuse idylle, remarquable par un récit plein de charme, et une haute pensée philosophique. C'est la révolte de la nature contre la société, grande idée, qui a tourmenté les plus grands hommes, et qui, mystérieusement et sous d'autres formes, tourmente aujourd'hui le monde politique. Le drame de la Mort de Socrate semble dicté par J. J. Rous seau ; quelques traits adoucis font reconnaître la plume délicate de Bernardin de Saint-Pierre. Cet homme célèbre avait la physionomie noble, douce, antique. Ses

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