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qui gouvernoit le peuple par les sens. Ces cérémonies imposantes et religieuses qui accompagnoient les traités de paix et les déclarations de guerre, l'ouverture et la clôture solennelle de l'année; ces Bacchanales, pleines de la joie tumultueuse du dieu qu'elles célébroient; ces jours privilégiés des Saturnales, où la servitude rejetoit avec transport des fers qu'elle devoit trop tôt reprendre; ces fêtes riantes de Cérès et de Flore; la pompe majestueuse des triomphes, la magnifique absurdité des apothéoses; enfin toutes ces solennités, tantôt champêtres, d'un peuple agriculteur, tantôt militaires, d'un peuple conquérant; et, dans les derniers temps, toutes les richesses des nations vaincues, prodiguées dans ces fêtes des souverains du monde: quel plus riche et plus magnifique sujet?

On ne m'accusera pas d'exagérer. Et comment exagérer quand on parle de Rome? Et encore je n'ai rien dit de la beauté du climat, qui les dispensoit d'enfermer dans des prisons l'alégresse publique; de ces spectacles superbes étalés en plein air, et dont un soleil pur et un beau ciel auroit pu faire l'ornement et la décoration.

reux,

on y

Vous n'aviez aucune de ces richesses, Monsieur; comme Français, je l'avoue à regret; mais si l'on ne sent pas dans votre poëme l'inspiration d'un sujet heureconnoît souvent celle du talent, et toujours celle de l'amour de la patrie, pour qui, vous le savez, Monsieur, comme il n'est point de climats affreux, il n'est pas de coutumes barbares. D'ailleurs, aux beautés nationales et locales, vous avez substitué des peintures intéressantes en tout temps et en tout lieu : les grands spectacles de la nature, les phénomènes

des saisons. En parcourant les campagnes que vous peignez avec intérêt, vous saisissez, vous consacrez les traces de la bienfaisance touchante qui va surprendre l'indigence sous le chaume (1); et dans la peinture que vous en faites, le public a reconnu avec plaisir les traits de la personne auguste (2) qui honore cette assemblée de sa présence, et dont je n'aurois osé blesser la modestie, si l'éloge que vous avez fait de son cœur ne faisoit celui de vos talents.

Dans les éloges que vous êtes condamné à entendre de moi, je ne suis que l'écho des gens de lettres: ce sont eux encore qui reconnoissent dans vos beaux vers un caractère original, et sur-tout une heureuse rapidité, qualité si rare et si essentielle à la poésie, qui doit toujours s'élancer et jamais s'appesantir. Telles qu'elle nous représente ces divinités fabuleuses, qui, dans leur marche aérienne et légère, sembloient ne point toucher la terre; telle elle doit être elle-même; ou, si vous me permettez une comparaison qui vous soit moins étrangère, j'appliquerai à la poésie en général, et à la vôtre en particulier, ce vers charmant de votre poëme des Fastes:

Même quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes.

A vos titres littéraires, vous en avez joint de plus intéressants encore; ce sont vos qualités personnelles, ces vertus domestiques qui restent cachées, tant que le talent demeure obscur; mais que la réputation littéraire éclaire tout-à-coup et décéle au public; qui réfléchissent sur les talents je ne sais quel éclat plus

(') Allusion à un épisode du poëme des Fastes. (2) Madame la duchesse d'Orléans.

doux, préparent plus sûrement ses triomphes, les font chérir à la rivalité et pardonner même à l'envie.

On a aimé dans vous jusqu'à cette franchise d'un écrivain de bonne foi, qui, sans blesser la vanité des autres, leur laisse apercevoir le sentiment qu'il a de ses propres forces: franchise bien supérieure à cet amour-propre timide et honteux qui, craignant de se laisser pénétrer, garde un dépit secret à quiconque ne vient pas au-devant de lui, et ne le dispense pas de sortir de son adroite obscurité.

Cette manière de penser et de sentir vient de se montrer encore dans le beau discours que nous venons d'entendre. Comme homme de lettres, vous y avez parlé avec noblesse de vous-même; comme ami de l'humanité, vous y avez parlé avec intérêt et avec attendrissement de la perte qui vient d'affliger toute l'Europe. Permettez que je joigne mes regrets aux vôtres; votre triomphe n'en peut être obscurci ni attristé. La douleur qu'inspire la mort des grands hommes, et Marie-Thérèse en fut un, est toujours mêlée de quelque chose de consolant. Au sentiment de leur perte se joint celui de leur gloire. C'est du milieu de cette nuit de deuil que se lève l'aurore de leur immortalité. Les Français, d'ailleurs, ont un motif particulier de consolation: nos yeux, après s'être reposés avec attendrissement sur le tombeau de Marie-Thérèse, se reportent avec plaisir sur ce trône où sa plus noble et sa plus fidéle image brille des graces réunies de la jeunesse, de la beauté, et de la bienfaisance. Un membre de cette compagnie (1), également distingué par son rang et par ses qualités personnelles, a porté avec noblesse et avec

(') M. le prince de Beauveau.

dignité au pied de ce trône le tribut de nos regrets; une voix éloquente, sortie de cette même Académie, va bientôt, au pied des autels, rendre à ces mânes augustes un hommage plus solennel. Entre ces deux éloges, s'il en étoit un qu'on pût placer avantageusement, ce seroient ces paroles mémorables d'un roi (1) qu'on reconnoîtra aisément : « Elle fut, écrivoit-il, la « gloire du trône et de son sexe; je lui ai fait la guerre, « mais je n'ai jamais été son ennemi. »

Ce peu de mots sur une grande reine, écrits par un grand roi à un philosophe célèbre, et si intéressants à recueillir, parceque c'est faire l'éloge de tous trois, ne seront pas sans doute la moins éloquente des oraisons funèbres de l'impératrice-reine.

(1) Frédéric-le-Grand.

RÉPONSE

DE M. DELILLE,

DIRECTEUR DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE,

AU DISCOURS DE M. LE COMTE DE TRESSAN.

(25 janvier 1781.)

MONSIEUR,

Le tribut d'éloge que vous avez payé à la mémoire de M. l'abbé de Condillac, me dispenseroit de rien ajouter à ce que vous en avez dit, si mon devoir et mon inclination ne m'avertissoient également de jeter aussi quelques fleurs sur son tombeau. Vous ne regrettez qu'un homme de lettres, et je regrette un confrère.

M. de Condillac orna d'un style noble, clair, et précis, différents objets de la métaphysique, cette science à-la-fois si vaste et si bornée; si vaste par son objet, si bornée par les limites prescrites à la raison. Placée entre les mystères augustes de la religion et les mys

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