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femme, répondit-il tranquillement, j'avais toujours demandé à Dieu de me faire mourir avant vous, mes vœux vont être exaucés. Voyez le soleil dont il semble que l'aspect riant m'appelle; voyez vous-même cette lumière immense : voilà Dieu, oui, Dieu lui-même qui m'ouvre son sein, et qui m'invite enfin à aller goûter cette paix éternelle et inaltérable que j'avais tant désirée !.... Ma chère femme, ne pleurez pas, vous avez toujours souhaité de me voir heureux, et je vais l'être... Ne me quittez pas un seul instant, je veux que seule vous restiez avec moi et que seule vous me fermiez les yeux. -- Mon ami, mon bon ami, calmez vos craintes et permettez-moi de vous donner quelque chose; j'espère que ceci ne sera qu'une indisposition. Je sens dans ma poitrine des épingles aiguës qui me causent des douleurs très-violentes. Ma chère femme, si je vous donnai jamais des peines, si en vous attachant à mon sort je vous exposai à des malheurs que vous n'auriez jamais connus pour vous-même, je vous en demande pardon. C'est moi, mon bon ami, dit madame Rousseau, c'est moi qui dois au contraire vous demander pardon des momens d'inquiétude dont j'ai été la cause pour vous. Ah! ma femme, qu'il est heureux de mourir quand on n'a rien à se reprocher!.... Être éternel! l'ame que je vais te rendre est aussi pure en ce moment qu'elle l'était quand elle sortit de ton sein; fais-la jouir de toute ta félicité.... Ma femme, j'avais trouvé en monsieur et madame de Girardin un père et une mère des plus tendres : dites-leur que j'honorais leurs vertus et que je les remercie de toutes leurs bontés. Je vous charge de faire, après ma mort, ouvrir mon corps par des gens de l'art et de faire dresser un procès-verbal de l'état dans lequel on en trouvera toutes

Je

les parties. Dites à monsieur et à madame de Girardin que je les prie de permettre que l'on m'enterre dans leur jardin et que je n'ai pas de choix pour la place. suis désolée, dit madame Rousseau. Mon bon ami, je vous supplie, au nom de l'attachement que vous avez pour moi, de prendre quelque remède. Eh bien, répondit-il, je les prendrai, puisque cela peut vous faire plaisir... Ah! je sens dans ma tête un coup affreux... des tenailles qui me déchirent..... Être des êtres! Dieu !..... (Il resta long-temps les yeux fixés vers le ciel.) Ma chère femme, embrassons-nous.... Aidez-moi à marcher... » ( il voulut se lever de son siège, mais sa faiblesse était extrême); « menez-moi vers mon lit.... » Sa femme le soutenant avec beaucoup de peine, il se traîna jusqu'au lit où il avait couché ; il y resta quelques instans en silence, et puis il voulut en descendre. Sa femme l'aidait, il tomba au milieu de la chambre entraînant sa femme avec lui. Elle veut le relever, elle le trouve sans parole et sans mouvement. Elle jette des cris; on accourt, on enfonce la porte, on relève M. Rousseau; sa femme lui prend la main, il la lui serre, exhale un soupir et meurt. (Onze heures du matin sonnaient.)

Vingt-quatre heures après on ouvrit le corps. Le procèsverbal qui en a été fait atteste que toutes les parties étaient saines et qu'on n'a trouvé d'autre cause de mort qu'un épanchement de sérosité sanguinolente dans le cerveau.

M. le marquis de Girardin a fait embaumer le corps, l'a fait renfermer dans une double caisse de plomb et dans une forte caisse de bois de chêne. En cet état, accompagné de plusieurs amis et de deux Genevois, il a été porté samedi 4 juillet, à minuit, dans l'île que l'on

appelait l'île des peupliers, et que l'on appelle à présent l'Élysée. M. de Girardin y est resté jusqu'à trois heures du matin pour faire bâtir lui-même à chaux et à sable autour de ce dépôt un fort massif sur lequel on élève un mausolée qui aura six pieds de haut, et qui sera d'une décoration simple, mais belle.

Cette île qu'on appelle l'Élysée est un lieu enchanté. Sa forme et son étendue sont un ovale ayant environ cinquante pieds sur trente-cinq. L'eau qui l'entoure coule sans bruit, et le vent semble toujours craindre d'en augmenter le mouvement presque insensible. Le petit lac qu'elle forme est environné de coteaux qui le dérobent au reste de la nature, et répandent sur cet asile un mystère qui entraîne à la mélancolie. Ces coteaux sont chargés de bois, et terminés au bord de l'eau par des routes solitaires dans lesquelles on trouve depuis quelques jours, comme l'on trouvera long-temps, des hommes sensibles regardant l'Élysée. Le sol de l'île est un sable fin couvert de gazon. Il n'y a pour arbres que des peupliers, et pour fleurs dans cette saison que quelques roses simples. C'est là que repose J.-J. Rousseau, la face tournée vers le lever du soleil.

Vous pouvez, Messieurs, regarder toutes les circonstances de ce récit comme bien certaines. Je les ai apprises, et m'en suis pénétré dans la chambre, devant le lit, sur la place même où Rousseau est tombé et mort. J'étais seul avec sa veuve; elle est bonne et honnête femme, et ne pourrait pas inventer sur ce sujet. J'ai eu le bonheur d'aborder à l'Élysée ; j'ai baisé la tombe de ce philosophe célèbre, dont la vie rare et la mort sublime ont exalté mes sens, et m'ont inspiré la vénération la plus profonde. C'est là que j'ai dit de lui, en répandant

bien des larmes, ce qu'il disait lui-même de sa chère Julie :

Non lo conobbe il mondo mentre che l' ebbe.

J'ai l'honneur d'être, Messieurs, votre très-humble, etc.

AOUT.

Paris, août 1778.

Complainte sur la mort de madame la marquise du Châtelet, morte en couches; ou Dialogue entre son mari, M. de Voltaire et M. de Saint-Lambert.

LE MARI: Ah! ce n'est pas ma faute!
M. DE VOLTAIRE: Je l'avais prédit!
M. DE SAINT-LAMBERT: Elle l'a voulu!

Idée des liaisons de Paris.

Qu'on se représente madame la marquise du Deffand aveugle, assise au fond de son cabinet, dans ce fauteuil qui ressemble au tonneau de Diogène, et son vieux ami Pont-de-Veyle couché dans une bergère près de la cheminée. C'est le lieu de la scène. Voici un de leurs derniers entretiens.

Pont-de-Veyle? - Madame. — Où êtes-vous? — Au coin de votre cheminée. - Couché les pieds sur les chenets, comme on est chez ses amis?

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Oui, Madame. liaisons aussi an

Il y a cinquante -Et dans ce long

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intervalle aucun nuage, pas même l'apparence d'une brouillerie. C'est ce que j'ai toujours admiré. Mais, Pont-de-Veyle, cela ne viendrait-il point de ce qu'au fond nous avons toujours été fort indifférens l'un à l'autre? Cela se pourrait bien, Madame.

La morale de notre histoire n'a pas besoin de commentaire.

Une des meilleures réponses à faire aux paradoxes de J.-J. Rousseau sur l'abus des sciences, ce serait peut-être l'exemple touchant de ces hommes de bien qui ont cultivé leur esprit et leur raison avec beaucoup de soins, sans altérer en aucune manière la simplicité de leur vie et de leurs mœurs. Il est malheureux que ces exemples aient toujours été infiniment rares. Nous avons vu peu de phénomènes dans ce genre aussi intéressans que celui qui vient de paraître un moment sur notre horizon littéraire ; c'est un vigneron de Montereau, près de Fontainebleau, dont le hasard a procuré la connaissance à M. Senac de Meilhan, intendant de Valenciennes, lequel l'a recommandé à M. le maréchal de Noailles, qui l'a renvoyé avec la lettre suivante à M. de Marmontel.

« M. le maréchal de Noailles a l'honneur de faire bien des complimens à M. de Marmontel, et le prie d'accueillir favorablement celui qui lui remettra cette lettre. C'est un simple vigneron qui est né avec beaucoup d'esprit, et qui l'a cultivé par la lecture des meilleurs auteurs. C'est l'homme de la nature, et il sera intéressant pour M. de Marmontel de voir jusqu'où peut s'élever l'esprit naturel sans aucune éducation, en consultant seulement ses besoins. Le bonhomme, arrivé à Paris par hasard, désire ardemment de voir et d'entretenir l'auteur de Bélisaire;

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