En voulant couvrir, s'il vous eût été possible, de l'obscurité la plus profonde le lieu où reposaient les cendres de Voltaire, en cherchant à envelopper de ténèbres et de mystère le moment de sa mort, n'avez-vous pas tremblé que les plus ardens de ses disciples ne profitassent d'une circonstance si favorable pour établir les preuves de son immortalité, de sa résurrection? Ah! vous saviez trop bien que, l'eussent-ils tenté, les ouvrages qui nous restent de lui ne permettaient plus de croire aux miracles de cette espèce (1). Faibles et lâches ennemis de l'ombre d'un grand homme! en tourmentant toutes les puissances du ciel et de la terre pour lui ravir les hommages qui lui sont dus, quel fruit attendez-vous de tant de vains efforts? Effacerez-vous son souvenir de la mémoire des hommes? rant étendit son bras autour de sa tête comme pour l'embrasser. Dans cette attitude, M. de Saint-Sulpice lui adressa quelques exhortations, et finit par le conjurer de rendre encore témoignage à la vérité dans ses derniers instans, et de prouver au moins par quelque signe qu'il reconnaissait la divinité de JésusChrist... A ce mot les yeux du mourant parurent se ranimer un peu ; il repoussa doucement M. le curé, et dit d'une voix encore intelligible: Helas! laissez-moi mourir tranquille ! M. de Saint-Sulpice se tourna du côté de M. l'abbé Gauthier, et lui dit avec beaucoup de modération et de présence d'esprit : Vous voyez que la tête n'y est plus. Ces messieurs s'étant retirés, il serra la main du domestique qui l'avait servi avec le plus de zèle pendant sa maladie, nomma encore quelquefois madame Denis, et rendit peut de momens après les derniers soupirs. (Note de Grimm.) (1) Il est certain qu'on a ignoré quelque temps dans le public et l'heure et le jour de la mort de M. de Voltaire. Tout Paris était encore à sa porte pour demander de ses nouvelles, lorsque son corps avait déjà été enlevé pour être transporté à l'abbaye de Scellières. Les ordres donnés pour sa sépulture ont été enveloppés de tout le mystère que pourrait exiger l'affaire d'État la plus importante, et l'on doit avouer que ces précautions n'étaient peut-être pas absolument inutiles; on croit qu'il aurait été fort aisé d'échauffer pour un parti quelconque la foule qui assiégeait encore la demeure de cet homme célèbre le lendemain de sa mort. (Note de Grimm.) Anéantirez-vous cette multitude de chefs-d'œuvre, éternels monumens de son génie, consacrés dans toutes les parties du monde à l'instruction et à l'admiration des races futures? Est-ce par quelques défenses puériles, par quelques anathèmes impuissans que vous pensez enchaîner ces torrens de lumières répandus d'un bout de l'univers à l'autre (1)? Non, sa gloire est au-dessus de toute atteinte; ses ouvrages en sont les garans immortels. Mais votre triomphe est encore assez beau : le vengeur des victimes opprimées par le fanatisme et la superstition n'est plus; ce grand ascendant sur l'esprit de son siècle, cet ascendant prodigieux qui tenait à sa personne, au caractère particulier de son esprit, à soixante ans de gloire et de succès, cet ascendant qui vous fit frémir tant de fois n'est plus à craindre. L'opinion publique, l'hommage de tous les talens, celui des hommes les plus distingués chez toutes les nations; la confiance et l'amitié de plusieurs souverains avaient érigé pour lui une sorte de tribunal supérieur en quelque manière à tous les tribunaux du monde, puisque la raison et l'humanité seules en avaient dicté le code, puisque le génie en prononçait tous les arrêts. C'est à ce tribunal respectable que l'on a vu s’évanouir plus d'une fois les foudres de l'injustice, de la calomnie et de la superstition; c'est là que fut vengée l'innocence des Calas, des Sirven, des La Barre. L'espoir prochain du rétablissement de la mémoire de l'infortuné comte de Lally fut le fruit de ses derniers soins, le der (1) Il a été défendu aux comédiens de jouer les pièces de Voltaire jusqu'à nouvel ordre, aux journalistes de parler de sa mort ni en bien ni en mal, aux régens de collège de faire apprendre de ses vers à leurs écoliers! (Note de Grimm.) nier succès pour lequel sa vie presque éteinte parut se rallumer encore; peu de jours avant sa fin, plongé dans une espèce de léthargie, il en sortit quelques momens lorsqu'on lui apprit la nouvelle du jugement de cette affaire, et les dernières lignes qu'il dicta furent adressées au fils de cet illustre infortuné ; les voici : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle. Il embrasse bien tendrement M. de Lally. Il voit que le roi est le défenseur de la justice; il mourra content. >> Ce sont, pour ainsi dire, les derniers soupirs de cet homme célèbre (1). Lettre de M. l'évêque de Troyes à M. le prieur de l'abbaye de Scellières (2). De Paris, le 2 juin 1778. « Je viens d'apprendre, Monsieur, que la famille de M. de Voltaire, qui est mort depuis quelques jours, s'était décidée à faire transporter son corps à votre abbaye pour y être enterré, et cela parce que M. le curé de SaintSulpice leur avait déclaré qu'il ne voulait pas l'enterrer en terre sainte. Je désire fort que vous n'ayez pas encore procédé à cet enterrement, ce qui pourrait avoir des (1) M. le marquis de Villevieille, l'ami de M. de Voltaire depuis plusieurs années, et qui ne l'a presque point quitté pendant tout son séjour à Paris, nous a promis de nous communiquer un journal détaillé de toutes les circonstances de sa maladie et de sa mort. Nous attendons l'accomplissement de cette promesse pour donner aux mémoires que nous avons recueillis sur cet objet toute l'exactitude et toute la précision que mérite le récit d'un événement si intéressant. (Note de Grimm.) — M. de Villevielle est mort en mai 1825. - (2) Ceite lettre et la suivante sont imprimées dans les Mémoires de Bachaumont et peut-être ailleurs encore. Nous les réimprimons ici pour justifier de nouveau leur authenticité. (Note de la première édition.) suites fâcheuses pour vous; et si l'inhumation n'est pas faite, comme je l'espère, vous n'avez qu'à déclarer que vous ne pouvez y procéder sans avoir des ordres exprès de ma part. « J'ai l'honneur d'être bien sincèrement, Monsieur, votre, etc. >> Réponse de M. le prieur de l'abbaye de Scellières à M. l'évêque de Troyes. « MONSEIGNEUR, Du 3 juin 1778. Je reçois dans l'instant, à trois heures après midi, avec la plus grande surprise, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en date du jour d'hier 2 juin. Il y a maintenant plus de vingt-quatre heures que l'inhumation du corps de M. de Voltaire est faite dans notre église, en présence d'un peuple très-nombreux. Permettez-moi, Monseigueur, de vous faire le récit de cet événement, avant que j'ose vous présenter mes réflexions. << Dimanche au soir, 31 mai, M. l'abbé Mignot, conseiller au grand-conseil, notre abbé commandataire, qui tient à loyer un appartement dans l'intérieur de notre monastère, parce que son abbatial n'est pas habitable, arriva en poste pour occuper cet appartement, et me dit, après les premiers complimens, qu'il avait eu le malheur de perdre M. de Voltaire, son oncle; que ce monsieur avait désiré, dans ses derniers momens, d'être porté, après sa mort, à sa terre de Ferney; mais que le corps qui n'avait pas été enseveli, quoique embaumé, ne serait pas en état de faire un voyage aussi long; qu'il désirait, ainsi que sa famille, que nous voulussions bien recevoir le corps en dépôt dans le caveau de notre église; que ce corps était en marche, accompagné de trois parens qui arriveraient bientôt. Aussitôt M. l'abbé Mignot m'exhiba un consentement de M. le curé de Saint-Sulpice, signé de ce pasteur, pour que le corps de M. de Voltaire pût être transporté sans cérémonie; il m'exhiba en outre une copie collationnée par ce même curé de Saint-Sulpice, d'une profession de la foi catholique, apostolique et romaine, que M. de Voltaire a faite entre les mains d'un prêtre approuvé, en présence de deux témoins, dont l'un est M. Mignot, notre abbé, neveu du pénitent, et l'autre M. le marquis de Villevieille. Il me montra en outre une lettre du ministre de Paris, M. Amelot, adressée à lui et à M. de Dompierre d'Hornoy, neveu de M. l'abbé Mignot, et petit-neveu du défunt, par laquelle ces messieurs étaient autorisés à transporter leur oncle à Ferney ou ailleurs. D'après ces pièces, qui m'ont paru et qui me paraissent encore authentiques, j'aurais cru manquer au devoir de pasteur si j'avais refusé les secours spirituels à tout chrétien, et surtout à l'oncle d'un magistrat qui est depuis vingt-trois ans abbé de cette abbaye, et que nous avons beaucoup de raisons de considérer. Il ne m'est pas venu dans la pensée que M. le curé de Saint-Sulpice ait pu refuser la sépulture à un homme dont il avait légalisé la profession de foi, faite tout au plus six semaines avant son décès, et dont il avait permis le transport tout récemment au moment de sa mort. D'ailleurs je ne savais pas qu'il pût refuser la sépulture à un homme quelconque mort dans le corps de l'Église, et j'avoue que selon mes faibles lumières je ne crois encore que cela soit possible. pas J'ai préparé en hâte tout ce qui était nécessaire. Le TOм. X. 4 |