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Toutes les bornes, toutes les barrières, toutes les croisées étaient remplies de spectateurs, et, le carrosse à peine arrêté, on était déjà monté sur l'impériale et même jusque sur les roues pour contempler la divinité de plus près. Dans la salle même, l'enthousiasme du public, que l'on ne croyait pas pouvoir aller plus loin, a paru redoubler encore lorsque M. de Voltaire placé aux secondes dans la loge des gentilshommes de la chambre, entre madame Denis et madame de Villette, le sieur Brizard est venu apporter une couronne de laurier que madame de Villette a posée sur la tête du grand homme, mais qu'il a retirée aussitôt, quoique le public le pressât de la garder par des battemens de mains et par des cris qui retentissaient de tous les coins de la salle avec un fracas inouï. Toutes les femmes étaient debout. Il y avait plus de monde encore dans les corridors que dans les loges. Toute la Comédie, avant la toile levée, s'était avancée sur les bords du théâtre. On s'étouffait jusques à l'entrée du parterre, où plusieurs femmes étaient descendues, n'ayant pas pu trouver ailleurs des places pour voir quelques instans l'objet de tant d'adorations. J'ai vu le moment où la partie du parterre qui se trouve sous les loges allait se mettre à genoux, désespérant de le voir d'une autre manière. Toute la salle était obscurcie par la poussière qu'excitait le flux et le reflux de la multitude agitée. Ce transport, cet espèce de délire universel a duré plus de vingt minutes, et ce n'est pas sans peine que les Comédiens ont pu parvenir enfin à commencer la pièce. C'était Irène qu'on donnait pour la sixième fois. Jamais cette tragédie n'a été mieux jouéc (1), jamais elle n'a été moins écoutée, jamais elle n'a été plus ap(1) Elle l'a toujours été fort mal. (Note de Grimm.)

plaudie. La toile baissée, les cris, les applaudissemens se sont renouvelés avec plus de vivacité que jamais. L'illustre vieillard s'est levé pour remercier le public, et l'instant d'après on a vu sur un piédestal, au milieu du théâtre, le buste de ce grand homme, tous les acteurs et toutes les actrices rangés en cintre autour du buste, des guirlandes et des couronnes à la main, tout le public qui se trouvait dans les coulisses derrière eux, et dans l'enfoncement de la scène les gardes qui avaient servi dans la tragédie; de sorte que le théâtre dans ce moment représentait parfaitement une place publique où l'on venait d'ériger un monument à la gloire du génie (1). A ce spectacle sublime et touchant, qui ne se serait cru au milieu de Rome ou d'Athènes? Le nom de Voltaire a retenti de toutes parts avec des acclamations, des tressaillemens, des cris de joie, de reconnaissance et d'admiration. L'envie et la haine, le fanatisme et l'intolérance, n'ont osé rugir qu'en secret; et, pour la première fois peut-être, on a vu l'opinion publique, en France, jouir avec éclat de tout son empire. C'est Brizard, en habit de Léonce, c'est-à-dire en moine de Saint-Basile, qui a posé la première couronne sur le buste; les autres acteurs ont suivi son exemple; et, après l'avoir ainsi couvert de lauriers, madame Vestris s'est avancée sur le bord de la scène pour adresser au dieu même de la fête ces vers que M. de Saint-Marc venait de faire sur-le-champ :

(1) Cette petite fête n'avait point été préparée d'avance; et puisqu'il faut tout dire, c'est mademoiselle La Chassaigne, qui débuta il y a quelques années dans le rôle de Zaïre ( qui eut l'honneur alors de faire débuter feu M. le prince de Lamballe, et qui se contente aujourd'hui de doubler madame Drouin dans les rôles de caractères ;) c'est mademoiselle La Chassaigne enfin qui a donné l'idée de couronner le buste, et c'est mademoiselle Fannier qui a fait faire les vers à M. de Saint-Marc. Ne faut-il pas rendre à chacun ce qui lui est dû?

(Note de Grimm.)

Aux yeux de Paris enchanté

Reçois en ce jour un hommage

Que confirmera d'âge en âge
La sévère postérité.

Non, tu n'as pas besoin d'atteindre au noir rivage
Pour jouir de l'honneur de l'immortalité.

Voltaire, reçois la couronne

Que l'on vient de te présenter;

Il est beau de la mériter,

Quand c'est la France qui la donne.

Ces vers avaient du moins le mérite du moment; le public y a trouvé une partie des sentimens dont il était animé, et cela suffisait pour les faire recevoir avec transport. On les a fait répéter à madame Vestris, et il s'en est répandu mille copies dans un instant. Le buste est resté sur le théâtre, chargé de lauriers, pendant toute la petite pièce. On donnait Nanine, qui n'a pas moins été applaudie qu'Irène, quoiqu'elle ne fût guère mieux jouée; mais la présence du dieu faisait tout pardonner, rendait tout intéressant.

Le moment où M. de Voltaire est sorti du spectacle a paru plus touchant encore que celui de son entrée ; il semblait succomber sous le faix de l'âge et des lauriers dont on venait de charger sa tête. Il paraissait vivement attendri; ses yeux étincelaient encore à travers la pâleur de son visage; mais on croyait voir qu'il ne respirait plus que par le sentiment de sa gloire. Toutes les femmes s'étaient rangées et dans les corridors et dans l'escalier sur son passage; elles le portaient pour ainsi dire dans leurs bras c'est ainsi qu'il est arrivé jusqu'à la portière de son carrosse. On l'a retenu le plus long-temps qu'il a été possible à la porte de la Comédie. Le peuple criait :

Des flambeaux, des flambeaux! que tout le monde puisse le voir! Quand il a été dans sa voiture, la foule s'est pressée autour de lui; on est monté sur le marchepied, on s'est accroché aux portières du carrosse pour lui baiser les mains. Des gens du peuple criaient : C'est lui qui a fait OEdipe, Mérope, Zaïre; c'est lui qui a chanté notre bon roi, etc. On a supplié le cocher d'aller au pas, afin de pouvoir le suivre, et une partie du peuple l'a accompagné ainsi, en criant des Vive Voltaire! jusqu'au Pont-Royal. Nous ne devons oublier ici que M. le comte d'Artois, qui était à l'Opéra avec la reine, l'a quittée un moment pour venir à la Comédie Française, et qu'avant la fin du spectacle il a envoyé son capitaine des gardes, M. le prince d'Henin, dans la loge de M. de Voltaire, pour lui dire de sa part tout l'intérêt qu'il prenait à son triomphe, et tout le plaisir qu'il avait eu de joindre ses hommages à ceux de la nation...

pas

L'enthousiasme avec lequel on vient de faire l'apothéose de M. de Voltaire, de son vivant, est la juste récompense, non-seulement des merveilles qu'a produites son génie, mais aussi de l'heureuse révolution qu'il a su faire et dans les mœurs et dans l'esprit de son siècle, en combattant les préjugés de tous les ordres et de tous les rangs; en donnant aux lettres plus de considération et plus de dignité, à l'opinion même un empire plus libre et plus indépendant de toute autre puissance que celle du génie et de la raison.

Vers de M. de Voltaire à M. le marquis de Saint-Mare.

Vous daignez couronner aux jeux de Melpomène
D'un vieillard affaibli les efforts impuissans.

Ces lauriers dont vos mains couvraient mes cheveux blancs

Étaient nés dans votre domaine.

On sait que de son bien tout mortel est jaloux ;
Chacun garde pour soi ce que le ciel lui donne.
Le Parnasse n'a vu que vous
Qui sût partager sa couronne.

Vers du même à madame Hébert,

Qui lui avait envoyé deux remèdes, l'un contre l'hémorrhagie, l'autre contre une fluxion sur les yeux.

Je perdais tout mon sang, vous l'avez conservé.

Mes

yeux étaient éteints, et je vous dois la vue.
Si vous m'avez deux fois sauvé,

Grace ne vous soit point rendue.

Vous en faites autant pour la foule inconnue
De cent mortels infortunés.

Vos soins sont votre récompense.
Doit-on de la reconnaissance

Pour les plaisirs que vous prenez?

AVRIL.

nmmm

Paris, avril 1778.

On peut compter l'Essai sur le commerce de Russie au nombre des bons ouvrages qu'a produits et que doit produire encore l'Histoire philosophique et politique du commerce des deux Indes. Le malheur de tout ouvrage qui jette un grand éclat est de faire éclore une foule d'imitations médiocres. Un de ses plus beaux privilèges sans doute est de tracer des routes nouvelles, et d'exciter quelques bons esprits à les suivre. Le livre de M. l'abbé Raynal a surtout le grand mérite de nous avoir fait en

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