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Toutes les bornes, toutes les barrières, toutes les croisées étaient remplies de spectateurs, et, le carrosse à peine arrêté, on était déjà monté sur l'impériale et même jusque sur les roues pour contempler la divinité de plus près. Dans la salle même, l'enthousiasme du public, que l'on ne croyait pas pouvoir aller plus loin, a paru redoubler encore lorsque M. de Voltaire placé aux secondes, dans la loge des gentilshommes de la chambre, entre madame Denis et madame de Villette, le sieur Brizard est venu apporter une couronne de laurier que madame de Villette a posée sur la tête du grand homme, mais qu'il a retirée aussitôt, quoique le public le pressât de la garder par des battemens de mains et par des cris qui retentissaient de tous les coins de la salle avec un fracas

inouï. Toutes les femmes étaient debout. Il y avait plus de monde encore dans les corridors que dans les loges. Toute la Comédie, avant la toile levée, s'était avancée sur les bords du théâtre. On s'étouffait jusques à l'entrée du parterre, où plusieurs femmes étaient descendues, n'ayant pas pu trouver ailleurs des places pour voir quelques instans l'objet de tant d'adorations. J'ai vu le moment où la partie du parterre qui se trouve sous les loges allait se mettre à genoux, désespérant de le voir d'une autre manière. Toute la salle était obscurcie par la poussière qu'excitait le flux et le reflux de la multitude agitée. Ce transport, cet espèce de délire universel a duré plus de vingt minutes, et ce n'est pas sans peine que les Comédiens ont pu parvenir enfin à commencer la pièce. C'était Irène qu'on donnait pour la sixième fois. Jamais cette tragédie n'a été mieux jouéc (1), jamais. elle n'a été moins écoutée, jamais elle n'a été plus ap(1) Elle l'a toujours été fort mal. (Note de Grimm.)

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LITTÉRAIRE,

PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE

DE GRIMM

ET

DE DIDEROT,

DEPUIS 1753 JUSQU'EN 1790.

NOUVELLE ÉDITION,

REVUE ET MISE DANS UN MEILLEUR ORDRE,
AVEC DES NOTES ET DES ÉCLAIRCISSEMENS,

ET OU SE TROUVENT RÉTABLIES POUR LA PREMIÈRE FOIS
LES PHRASES SUPPRIMÉES PAR LA CENSURE IMPÉRIALE.

TOME DIXIÈME.

17781781.

000

A PARIS,

CHEZ FURNE, LIBRAIRE,
QUAI DES AUGUSTINS, N° 39;

ET LADRANGE, MÊME QUAI, No 19.

M DCCC XXX.

V10

CORRESPONDANCE

LITTÉRAIRE.

1778.

MARS.

Paris, mars 1778.

IL est rare que les fêtes du carnaval ne fournissent quelque anecdote remarquable. Celle qui a fait le plus de bruit cette année mérite de fixer l'attention, non-seulement par le rang des personnes qui en font naître le sujet, par l'importance de ses suites, mais aussi par l'influence singulière que l'empire de l'opinion a paru avoir dans cette circonstance sur nos usages et sur nos mœurs. On ne nous pardonnerait pas sans doute de la passer sous silence, des mémoires littéraires n'ayant point d'objets plus intéressans à nous offrir que ceux qui tiennent à l'histoire de l'opinion. Voici le fait en peu de mots :

M. le comte d'Artois, à la faveur de la liberté qu'inspire le masque, et peut-être aussi grace aux avis secrets de madame de Canillac (1) qui lui donnait le bras, se permit, dans un de nos derniers bals (2), de dire à madame la duchesse de Bourbon des choses assez vives pour exciter au moins son impatience autant que sa curiosité.

(1) Madame de Canillac, ci-devant dame d'honneur de madame la duchesse de Bourbon, puis attachée à madame Élisabeth. ( Note de Grimm.) (2) C'était à celui du mardi-gras.

TOM. X.

I

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