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yeux, les vengeaient assez du mépris et de la haine des officiers du roi. Nos généreux athlètes, chargés de leurs cangues et de leurs chaînes, marchaient au supplice d'un air aussi serein que s'ils fussent allés à une fête. Ils s'entretenaient familièrement de leur bonheur, faisaient des signes d'adieu à la foule des chrétiens qui les saluaient profondément, et se recommandaient à leurs prières. Michel Mi, surtout, allait à la mort avec une intrépidité étonnante. Le bourreau lui avait dit : << Donne-moi cinq ligatures, et je te couperai la tête d'un seul coup de sabre, pour ne pas te faire souffrir. - Coupe-la en cent coups si tu veux, lui répondit-il; pourvu que tu me la coupes, cela me suffit. Pour des ligatures, quoique je n'en manque pas chez moi, je ne t'en donnerai point : j'aime mieux les donner aux pauvres. »

Arrivés au lieu du supplice, les mandarins environnèrent nos martyrs d'une double haie de soldats, afin de dérober à la vénération du peuple les reliques qu'il se préparait à enlever. Mais à peine le sang eut-il coulé, que chrétiens et païens se précipitèrent en masse pour le recueillir. En vain les soldats, dont les rangs furent rompus, frappaient-ils sur la foule à coups de plat de sabre, on n'y faisait même pas attention. Ce jour-là il s'établit un commerce dont l'histoire des martyrs offre seule des exemples. On vit les bourreaux, exploitant les dépouilles de leurs victimes, mettre à prix le sang qui s'attachait à leurs sabres, vendre en détail la barbe des suppliciés, trafiquer de leurs cangues, de leurs cages et de tout ce qui fut pour eux un instrument de douleur; la foule se battait pour en avoir à quelque prix que ce fût. Dans ces circonstances, les acheteurs, même idolâtres, sont si nombreux, que la vente est bientôt épuisée. Alors on arrache les herbes, on ramasse précieusement la terre du lieu où le sang des martyrs a coulé. Les païens font boire de ce sang à leurs enfants malades, et on assure qu'ils guérissent. Les bourreaux disent qu'au moment où ils frappent les martyrs, il s'exhale comme un parfum; avant de leur trancher la tête, ils les prient ordinairement de leur pardonner, et leur demandent la permission de les faire mourir. Les mandarins eux-mêmes cédèrent quelquefois à l'ascendant de la vertu chrétienne. Au martyre du père Vien, on les vit rendre un public hommage à l'innocence de ce saint prêtre. Arrivés au lieu de l'exécution, ils le firent pompeusement asseoir sur cinq beaux tapis rouges ; il fut permis aux chrétiens de lui présenter une table chargée de mets et de lui faire leurs derniers adieux. L'heure de se séparer étant venue, le mandarin exécuteur de la haute justice éleva la voix et dit au martyr : « Nous savons que vous ne méritez pas la mort, et

nous voudrions pouvoir vous sauver, mais les ordres du roi ne nous permettent pas de le faire: pardonnez-nous donc, si nous sommes obligés de vous ôter la vie, et ne nous imputez pas ce crime. »

Aussitôt que les soldats se furent retirés, nos chrétiens, munis d'une permission du mandarin général, enlevèrent les corps des trois martyrs, et les transportèrent à Vinh-Tri, environ à cinq lieues de la ville de Vi-Hoang. Cette translation, qui se fit la nuit suivante, fut un véritable triomphe pour la religion. Nos chrétiens étaient réunis au nombre de plusieurs centaines pour accompagner le convoi. En tête du cortége, ils portaient les trois écriteaux sur lesquels on lisait la condamnation des confesseurs. Ces sentences, qui devaient flétrir leurs noms et répandre la terreur parmi le peuple, servaient au contraire à relever leur gloire, et portaient la joie dans le cœur de leurs frères en Jésus-Christ. Les trois convois s'avançaient à la lueur d'un grand nombre de torches. Les chrétiens des environs accouraient en foule sur la route, et dressaient des tables couvertes de rafraîchissements pour les porteurs. L'enthousiasme des chrétiens était tel, que les païens eux-mêmes en furent émus. Après avoir honorablement inhumé les trois corps à VinhTri, on fit le repas des funérailles. Celui qu'avaient préparé les huit enfants d'Antoine Dich fut très-splendide pour le pays : il y avait environ quatre cents tables, ce qui suppose seize cents convives, car ici une table n'est que pour quatre personnes. Voilà donc où aboutit toute la fureur de nos ennemis; le châtiment qu'ils ont infligé comblait de joie ceux qu'ils avaient prétendu punir; les païens témoins de leur supplice ont proclamé leur innocence; leurs funérailles ont été célébrées comme des fêtes, et maintenant nos chrétiens, plus familiarisés avec la mort, s'habituent à la voir sans effroi.

La persécution redoubla dans l'année 1839. Le vingt-cinq novembre, deux prêtres indigènes du pays remportèrent la couronne du martyre: Dominique Xuyen et Thomas Du. Tous deux furent mis aux plus cruelles tortures : le prêtre Xuyen surtout fut traité avec un raffinement de barbarie. On lui brûla les jambes avec des plaques de fer rouge, on lui perça les chairs avec des aiguilles, on lui déchira le corps à coups de verges, on lui enfonça des pointes aiguës sous les ongles. Nous ne parlons pas de la cangue, des chaînes, du cachot et de ce cortége de vexations et de misères qui éprouvent le courage de tous les prisonniers. Au milieu de si horribles tentations, les deux vénérables prêtres n'ont pas montré un instant de faiblesse, tant la grâce est puissante à soutenir ceux qui cherchent en Dieu leur consolation et leur appui. Enfin ils consommèrent leur

martyre le vingt-cinq novembre par le dernier supplice. Le dixneuf décembre suivant, le Tong-King oriental compta cinq nouveaux martyrs: François-Xavier Mau et Dominique Uy, catéchistes; Thomas Dé, tailleur; Etienne Vinh et Augustin Moï, laboureurs. Ils étaient dans les fers depuis le milieu de l'année 1838. Le pape Grégoire XVI célébra la vertu des martyrs du Tong-King dans son allocution du vingt-sept avril 1840, devant les cardinaux.

Les persécutions et les exécutions ne cessèrent pas même par la mort de Minh-Menh, arrivée le vingt janvier 1840, et continuèrent sous son fils et successeur Thieu-Tri. Ainsi que nous l'avons vu, tous deux devaient le trône aux chrétiens de leur pays et à ceux de France. Mais l'un et l'autre paraissent avoir eu un cœur de Néron. La conduite de Minh-Menh offre des traits horribles. Pour cacher un trésor en terre, il fit creuser la fosse par une jeune fille de sa cour, à laquelle il eut soin de prodiguer quelques faveurs signalées. Le trésor enfoui, il fait poignarder la jeune fille, et s'en fait apporter la langue sur un plat, afin d'être plus sûr du secret. Près de son palais habitait une autre jeune fille d'une famille riche: le tyran la demande pour épouse, on n'ose la refuser; à peine l'a-t-il reçue, qu'il la fait attacher à un poteau dans son écurie : les parents, pour le déterminer à la traiter mieux, lui sacrifient en présent toute leur fortune; alors le tyran la délie du poteau et la renvoie à ses parents, qui n'ont plus de quoi vivre. Tel était Minh-Menh, le Néron anamite. Son fils et successeur Thieu-Tri ne valait pas mieux. Ce prince, disait-on, a tous les vices de son père, mais il lui manque sa capacité. Ivre du matin au soir, il laisse à son premier ministre tout le poids des affaires et du gouvernement. La persécution continuait donc sous Thieu-Tri, lorsque des navires de la même nation chrétienne à qui sa famille devait le trône, parurent sur les côtes, et réclamèrent la liberté des missionnaires français mis en prison et à la torture. La crainte des navires français et de leurs canons firent ce que la reconnaissance, la justice et l'humanité n'avaient pu faire. La persécution se ralentit. Depuis la mort de Thieu-Tri, quatre novembre 1847, on s'attend à plus de calme sous le règne de son second fils, Tu-Duc, qu'on dit d'un caractère pacifique.

Dans le dernier volume de cette histoire, nous avons laissé les députés de l'église coréenne, se mettant à genoux et saluant de loin le missionnaire que l'évêque de Péking leur annonçait venir du fond de l'Europe. En 1853, un missionnaire chinois, Pacifique

'Annales de la Propagation de la foi. Mars 1843, n.

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Ly, pénètre heureusement dans la Corée, et s'établit à Seoul, la capitale. Un vicaire apostolique, monseigneur Bruguière, de France, s'acheminait vers le même pays à travers la Chine et la Tartarie, lorsqu'il mourut le vingt octobre 1835. Il avait pour catéchiste et pour domestique volontaire un prince de la famille impériale de Chine, qui a souffert l'exil pour la foi chrétienne.

Deux missionnaires français, MM. Maubant et Chastan, pénétrèrent en Corée l'an 1836. Un nouveau vicaire apostolique, monseigneur Imbert, évêque de Capse, était arrivé heureusement le dix-sept décembre 1837 sur la frontière de Corée, et se préparait à la franchir dans la nuit suivante, avec trois chrétiens qui étaient venus à sa rencontre. Un évêque et deux prêtres français avec un prêtre chinois, tel était le clergé de la nouvelle église de Corée. Monseigneur Imbert, pénétré heureusement dans la Péninsule, écrit du vingt-quatre novembre 1838, que ses chers chrétiens sont fréquemment exposés à des persécutions publiques, à des vexations particulières, ce qui les oblige souvent de s'enfuir dans les montagnes, où un grand nombre périssent de faim et de misère. << Mais ici, comme partout, dit l'évêque de Corée, l'Eglise est un arbre qui se féconde sous le fer qui taille ses rameaux. En 1836; au moment où M. Maubant pénétra dans la Corée, elle comptait tout au plus quatre mille chrétiens; aujourd'hui nous en avons plus de neuf mille en sorte que trois ans d'apostolat ont doublé le nombre des fidèles. » Depuis l'arrivée de monseigneur Imbert jusqu'au départ de sa dernière lettre, en moins d'un an, on avait baptisé dix-neuf cent quatre-vingt-quatorze, c'est-à-dire près de deux mille adultes. L'évêque Imbert et ses deux prêtres de France souffrirent généreusement le martyre pour leur peuple, le vingt-un septembre 1839. Ils auraient pu se dérober encore aux persécu– teurs; mais leurs têtes ayant été mises à prix, ils se livrèrent d'euxmêmes, pour épargner d'autant leur bien-aimé troupeau. Une centaine de leurs ouailles les avait précédés ou les suivit dans le ciel avec la couronne des martyrs; parmi eux plusieurs vierges, dont quelques-unes d'une dizaine d'années '. L'évêque martyrisé eut assez promptement un successeur, monseigneur Ferréol, sacré par monseigneur Verroles, évêque de la Mandchourie; mais il ne put pénétrer en Corée que le douze octobre 1845, après six ans de tentatives. Il y vint de la Chine par mer, dans une barque montée par douze hommes, fils, frères ou parents de martyrs. Le conducteur de la barque était André Kim, premier prêtre coréen, nou

'Annales. Mars 1844, n. 93, p. 146 et seqq.

vellement ordonné en Chine par l'évêque Ferréol, qu'il cherchait depuis long-temps à introduire dans sa patrie. Il fut secondé dans ses affaires par les officiers de la marine anglaise. On portait alors le nombre des chrétiens de Corée à vingt mille. Pour pratiquer plus facilement leur religion, ils ont presque tous quitté les villes, et se sont retirés dans les montagnes, où ils forment des groupes de deux, trois, et jusqu'à vingt cabanes isolées des habitations païennes. « C'est ici, en vérité, dit l'évêque Ferréol, que l'évangile est annoncé aux pauvres; car la terre ingrale de ces déserts n'offre presque aucune ressource; cependant ils y vivent contents. Quelques-uns font les plus beaux sacrifices pour conserver leur foi ; avant de connaître la vérité, ils coulaient des jours heureux au milieu de l'abondance; devenus chrétiens, ils ont abandonné leurs proches, qui leur étaient une occasion de chute, et se sont retirés dans la solitude pour suivre Jésus-Christ indigent et persécuté. Pour le moment, les circonstances sont telles en Corée, qu'un grand nombre de néophytes sont forcés de quitter leur profession en embrassant le christianisme, et voici pourquoi. Les uns sont ouvriers en argent, en cuivre, etc., les autres sont menuisiers; tous les jours on leur offre des ouvrages de superstition à faire; s'ils refusent, ils sont reconnus comme chrétiens et livrés aux magistrats; s'ils acceptent, ils agissent contre leur conscience; il n'y a pour eux aucun terme moyen entre ces deux alternatives. Aussi bien des païens qui connaissent la divinité de notre religion sont retenus dans leur infidélité, et renvoient leur conversion à la mort. Quels beaux fruits de vertus chrétiennes produirait cette terre de Corée, si la liberté nous était accordée 1! »

André Kim, premier prêtre indigène de l'église coréenne, en a été le premier prêtre martyr. Il était né au mois d'août de l'année 1821. D'après la tradition du pays, sa famille descend d'un ancien roi qui régnait dans le midi de la Corée. La famille Kim a un autre mérite aux yeux de la postérité, celui d'avoir donné beaucoup de martyrs à l'Eglise. André fut formé à la piété dès l'enfance. Le missionnaire et martyr Maubant, à son arrivée en Corée, trouvant en lui une intelligence précoce, le prit à sa suite, et, en 1838, l'envoya à Macao avec deux autres jeunes gens pour y étudier le latin. Là, placé sous la conduite d'excellents maîtres, il fit des progrès également rapides dans la science et la vertu. En 1842 et sur la fin de la guerre anglo-chinoise, le missionnaire Libois, acquiesçant au désir de l'amiral français Cécile, qui avait manifesté l'intention de

'Annales, t. 19, n. 110, p. 92.

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