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du premier homme avant et après sa chute, dont j'écrivais alors l'histoire. Vers la fin de 1832, il nous vint à Malestroit d'autres jeunes gens auxquels il avait dicté ses propres cahiers de Philosophie. J'y trouvai les mêmes inexactitudes et la même confusion sur la nature et la grâce. Comme c'était un point capital dans l'ouvrage, j'écrivis à M. F. de Lamennais, qui était alors à Rome avec MM. Lacordaire et Montalembert. Je lui exposai ce qui me semblait inexact sur la grâce et la nature dans son Essai de philosophie catholique ; je transcrivis du premier livre de mon histoire ce que je dis là-dessus en parlant de l'état du premier homme avant et après sa chute; enfin je le priai, pendant qu'il était à Rome, de consulter sur cette matière les théologiens en qui il aurait le plus de confiance, afin de savoir à quoi nous en tenir. Ma lettre ne le trouva plus à Rome et ne lui revint qu'à Paris. Aussitôt il fit retirer, autant qu'il le put, tous les exemplaires manuscrits de sa Philosophie. Ce fut son excellent frère, l'abbé Jean, qui m'apprit cette nouvelle avec beaucoup de joie; car je lui avais fait confidence de ma démarche, et il l'avait fort approuvée.

Dans l'intervalle, le même abbé Jean m'avait engagé à prêcher la retraite annuelle des ecclésiastiques attachés à ses différentes œuvres. Comme j'en savais dans le nombre qui avaient eu des cahiers en question, et qui pouvaient en avoir retenu quelques idées peu exactes sur la nature et la grâce, je résolus de prêcher sur cette matière. Pour m'y préparer mieux, je passai une quinzaine de jours, tout seul, à La Chenaie, où, avec le secours de saint Thomas, de saint Bonaventure et de Louis de Blois, j'écrivis, dans la chambre même de M. F. de Lamennais, les Réflexions sur la grâce et la nature, telles qu'elles ont été imprimées depuis, sauf quelques paragraphes que j'y ai ajoutés. Le jour même que je sortais de là pour aller prêcher ces réflexions à la retraite qui commençait le lendemain ou le surlendemain, on eut connaissance de la première encyclique. J'en éprouvai pour ma part une joie sincère; et on le comprendra sans peine d'après ce qui précède. Mais alors il n'y avait que l'abbé Jean qui sût bien pourquoi. Les réflexions sur la grâce et la nature furent trouvées assez bonnes pour que quelques-uns des auditeurs exprimassent le désir de les transcrire.

On demandera peut-être, à propos de ce que je viens de dire, pourquoi mon nom se trouve à certains actes du journal l'Avenir? Voici pourquoi et comment. J'étais à cent lieues de la capitale, lorsque ceux de mes amis qui y fondèrent le journal jugèrent à propos, sans m'en donner d'autre connaissance que par le journal même, de joindre mon nom aux leurs. Je ne m'en plains ni ne m'en

félicite je rapporte seulement le fait. Toute ma coopération réelle à l'Avenir, à la grande distance où j'habitais tout le temps qu'il dura, se borna à l'envoi de quelques articles détachés : par exemple, deux sur le célibat ecclésiastique; un sur cette question : Que signifie une croix? et quelques autres de cette nature.

La même année 1852, notre saint-père le Pape ayant fait témoigner à M. F. de Lamennais qu'il était satisfait de sa soumission, j'allai le voir au mois de décembre à La Chenaie, où il était revenu. Je lui apportai le manuscrit des réflexions dont il a été parlé, et lui dis Voilà comme j'ai développé mes idées sur la grâce et la nature, dont je vous ai envoyé la substance à Rome : je serais bien aise de savoir ce que vous en pensez. Il les prit, les lut, et deux heures après vint me dire: Mais ce que vous avez fait là est trèsbien. J'adopte toutes ces idées pour ma philosophie, et je m'en vais les faire transcrire pour mon usage. Ce qui fut fait. Ce n'est pas tout. Quinze jours après, il me lut un endroit capital de sa philosophie, qu'il avait entièrement refondu pour y faire entrer les idées complètement catholiques; ce qui l'obligeait à recommencer une très-grande partic de tout son travail. J'avoue que, dans ce moment-là, je remerciai Dieu de tout mon cœur, et que je conçus le bon espoir qu'un homme qui se montrait de si bonne façon avec un de ses amis n'irait jamais envers l'Eglise de Dieu à une résistance opiniâtre. J'allai plus loin. Le voyant si bien disposé, je lui fis connaître amicalement plusieurs choses que je trouvais à reprendre en lui. Il me remercia, et me dit : « Vous me connaissez ; je suis quelquefois un peu difficile à vivre. Mais voilà comme il faut se dire les choses entre amis. » Et nous nous embrassâmes.

Ces bonnes dispositions me touchèrent d'autant plus que je n'ignorais pas combien il avait eu à souffrir de certains amis. Lorsque fut publié le premier volume de l'Essai, il lui en revint une somme assez considérable. Des amis de circonstances l'engagèrent à la faire valoir, et s'offrirent même à lui rendre ce service. Au bout de peu d'années, ils lui apprirent qu'au lieu d'avoir cent cinquante mille francs, il en devait soixante mille. Il consentit bien à tout avoir perdu, mais devoir encore lui parut excéder la mesure. De là procès devant les tribunaux, où ses anciens amis cherchaient à faire déclarer la chose dette commerciale, afin de pouvoir le faire. emprisonner à son retour de Rome, après la première encyclique. Voilà ce qui l'obligea de séjourner en Allemagne jusqu'à ce que les tribunaux eussent prononcé le contraire de ce qu'on demandait.

Dans la même visite à M. F. de Lamennais, je lui communiquai des observations sur une censure de treize évêques. Il m'engagea et m'aida, ainsi que M. Gerbet, à compléter ce travail, dont l'esprit se verra dans la préface suivante.

<< Des journaux annoncèrent, il y a bientôt un an, qu'une censure avait été envoyée à Rome, par quelques évêques de France, contre les doctrines de M. de Lamennais et de ses amis. Je suis du nombre de ces derniers : cette nouvelle dut naturellement me faire impression. J'eus un grand désir de connaître cette censure, d'autant plus qu'on la disait répandue dans les séminaires et dans les retraites ecclésiastiques. Long-temps je trouvai des personnes qui l'avaient lue, mais pas une qui pût me la faire lire. Enfin, il y a six semaines, m'arrivèrent des feuilles manuscrites contenant une lettre de treize évêques à notre très-saint père le Pape, une censure de cinquante-six propositions, avec un appendice de textes latins des Pères sur la question du paganisme. Dans la lettre, il est parlé du jeune clergé comme plus exposé à la séduction: il est dit que les disciples de M. de Lamennais reçoivent aveuglément tout ce qu'il trouve bon d'enseigner. Membre du jeune clergé, cette accusation qu'on portait contre nous devant le Saint-Père me fut très-sensible. J'entrepris l'examen des propositions censurées, avec la ferme résolution de condamner, avant même que le Saint-Siége eût parlé, tout ce qui me paraîtrait condamnable, à commencer par mes propres opinions. J'examinai d'abord la question principale, la question du paganisme; je communiquai le résultat de mes recherches à quelques ecclésiastiques, qui m'engagèrent et m'aidèrent à faire le même travail sur tout le reste. Le résultat général est devenu cet écrit.

>> Si maintenant le lecteur demande ce que je pense, en deux mots le voici : 1o De part et d'autre il y a les meilleures intentions, de part et d'autre il y a le zèle pour la gloire de Dieu et de son Eglise. 2o Les auteurs des propositions censurées se sont trompés quelquefois en des choses accessoires; l'auteur de la censure s'est trompé ou mépris plus souvent et en des choses plus graves. 3° De part et d'autre il est facile de s'entendre: il est facile non-sculement de rétablir la paix au dedans, si tant est qu'elle y ait été troublée, mais encore de marcher ensemble à des conquêtes au dehors.

C'est dans celte vue que nous livrons au public ce premier jet de nos observations, protestant du reste que, quand dans le cours de la discussion nous parlons de l'auteur de la censure ou que nous lui parlons, ce n'est que par manière de controverse et sans penser faire d'application personnelle à qui que ce soit.

» La ville de Lacédémone fut surprise un jour : un brave Spartiate repoussa l'ennemi, mais en violant quelques règles de la discipline militaire. On le punit de son infraction à la discipline, mais on le récompensa de son dévouement. Il y a deux ans, le camp de Dieu se vit assailli par une irruption soudaine. Les plus déterminés s'élancèrent aussitôt sur la brèche. Dans le tumulte du combat, ils ont pu manquer à quelques règles, blesser quelquesuns des leurs. Le chef visible des armées de l'Eternel a fait entendre sa voix, il a blâmé ce qu'il y avait d'indiscret dans leur ardeur. A l'instant, ils ont remis l'épée dans le fourreau et se sont retirés sous la tente. Et le chef des armées de l'Eternel a bien voulu dire qu'il n'avait jamais éprouvé de plus grande consolation.

» Donnons-lui une consolation plus grande encore. On dit qu'il n'est pas disposé à prononcer de jugement sur les propositions qu'on lui a déférées. Eh bien, nous-mêmes, éclaircissons pacifiquement les points en litige. Revenons chacun, dans le calme de la réflexion, sur ce qu'on a, de part et d'autre, avancé dans la chaleur de la dispute. Les uns et les autres, n'ayons qu'un cœur et qu'une âme pour demander à Dieu qu'il nous éclaire lui-même. Que les anciens obtiennent aux plus jeunes, comme Elie à Elisée, une double portion de l'esprit qui est en eux, pour leur faire surmonter le double péril qu'ils ont à craindre, l'inexpérience de leur âge et la malice toujours croissante du monde. Que les plus jeunes, s'ils se trouvent en dissidence avec des anciens, ne leur opposent que de plus anciens encore, de telle sorte que les anciens seuls soient toujours la règle. Enfin, jeunes et anciens, rivalisons de zèle et de soumission pour celui qui, par un privilége divin, résume en lui toute l'antiquité: pour celui qu'un saint docteur des Gaules appelle le Prince des évêques, l'héritier des apôtres, Abel par la primauté, Noé par le gouvernement, Abraham par le patriarchat, Melchisedech par l'ordre, Aaron par la dignité, Moïse par l'autorité, Samuël par la judicature, Pierre par la puissance, Christ par l'onction1.

>> Pour ce qui me regarde, voici ma parole. - J'ai promis et je promets à Dieu la soumission la plus entière à tous les décrets du Saint-Siége. J'ai promis et je promets à Dieu de défendre toutes les doctrines du Saint-Siége envers et contre tous.

» Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! Ainsi chantaient, il y a dix-huit cent

S. Bernard. De Consid., 1. 2, c. 8.

trente-deux ans, à l'heure même où j'écris ces paroles, les bienheureuses phalanges de la milice céleste. Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, répètent en ce moment tous les fidèles sur la terre. Puisse cet écrit n'être qu'une voix de plus dans ce concert de la terre et du ciel! C'est du moins le vœu le plus ardent de l'auteur. —La nuit de Noël, l'an de grâce 1832. »

M. F. de Lamennais fit faire une copie de ce travail pour le livrer à l'impression; des amis de Paris, MM. de Montalembert et de Coux, furent d'avis que, les esprits commençant à se calmer et à se réconcilier, il valait mieux ne pas recommencer la controverse : l'impression n'eut pas lieu. Nous signalons ces diverses circonstances, pour montrer les dispositions pacifiques où l'on était. Plus tard, vingt-quatre janvier 1835, j'adressai à monseigneur l'archevêque de Toulouse la partie principale de ce travail, celle sur le degré de connaissance que les Gentils avaient du vrai Dieu, d'après les Pères et les théologiens. Ma lettre se terminait par cette prière: << Pour l'amour de ce Dieu si bon, veuillez, mon cher seigneur et père, me dire ou me faire dire si vous trouvez cette solution satisfaisante. Tout mon désir est d'éclaircir les choses, pour concilier les esprits. Si votre charité veut bien me le permettre, je vous communiquerai plus tard mes idées sur un autre point, ou même sur tel point qu'il vous plaira m'indiquer. » Le vingt-quatre novembre de la même année, j'adressai une lettre et une prière à peu près semblables à monseigneur de Quélen, archevêque de Paris. Je n'ai eu de réponse ni de Paris ni de Toulouse.

Quant aux méprises que nous avons remarquées dans la Censure, en voici une ou deux. Sur la question principale, celle dont dépendent la plupart des autres, la question du paganisme, l'auteur de la Censure anathématise, comme contraire à l'enseignement des Pères et des théologiens, l'enseignement même des théologiens et des Pères. Nous avons vu en particulier les théologiens de France les plus célèbres, Huet, Pétau, Thomassin, Hooke, Tournély, Bergier, Bailly, enseigner d'un commun accord que les païens connaissaient le vrai Dieu, quoiqu'ils ne l'adorassent pas; nous les avons vus l'enseigner d'après les principaux Pères et apologistes de la religion chrétienne, saint Justin, saint Irénée, Origène, Clément d'Alexandrie, Minutius Félix, Tertullien, saint Cyprien, Lactance, Arnobe, Athénagore, saint Augustin, etc. Et voilà ce que l'auteur de la Censure anathématise comme contraire à l'enseignement des Pères et des théologiens. D'où il reste à conclure de deux choses l'une, ou qu'il ne connaissait pas l'enseignement des principaux

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