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A l'approche de Smolensk, on vit abandonnés le long de la route, des vêtements brodés, des tableaux, des ornements de toute espèce et des bronzes dorés; les richesses de Paris et de Moscou, ce luxe des deux plus grandes villes du monde, gisant épars et dédaigné sur une neige sauvage et déserte. Au passage d'un ruisseau grossi par la neige et à moitié glacé, comme on ne pouvait emporter tout le butin, on préféra un peu de farine et de vivres à toutes les magnificences des salons '.

L'historien et témoin oculaire de cette terrible campagne rapporte que pendant le moment de repos qu'on eut à Smolensk, l'on se demandait : « Comment il se pouvait qu'à Moscou tout eût été oublié ; pourquoi tant de bagages inutiles; pourquoi tant de soldats déjà morts de faim et de froid sous le poids de leurs sacs, chargés d'or au lieu de vivres et de vêtements, et surtout si trente-trois journées de repos n'avaient pas suffi pour préparer aux chevaux de cavalerie, de l'artillerie et à ceux des voitures, des fers à crampons qui eussent rendu leur marche plus sûre et plus rapide? Alors, nous n'eussions pas perdu l'élite des hommes à Viazma, au Wop, au Dniéper et sur toute la route; enfin aujourd'hui, Kutusof, Wittgenstein, et peut-être Tchitchakof, n'auraient pas le temps de nous préparer de plus funestes journées.

» Mais pourquoi, à défaut d'ordre de Napoléon, cette précaution n'avait-elle pas été prise par des chefs, tous rois, princes et maréchaux? L'hiver n'avait-il donc pas été prévu en Russie? Napoléon, habitué à l'industrieuse intelligence de ses soldats, avait-il trop compté sur leur prévoyance? Le souvenir de la campagne de Pologne, pendant un hiver aussi peu rigoureux que celui de nos climats, l'avait-il abusé, ainsi qu'un soleil brillant dont la persévérance, pendant tout le mois d'octobre, avait frappé d'étonnement jusqu'aux Russes eux-mêmes? De quel esprit de vertige l'armée, comme son chef, a-t-elle donc été frappée? Sur quoi chacun a-t-il compté? Car, en supposant qu'à Moscou l'espoir de la paix eût ébloui tout le monde, il eût toujours fallu revenir, et rien n'avait été préparé, même pour un retour pacifique! >>

« La plupart ne pouvaient s'expliquer cet aveuglement de tous que par leur propre incurie, et parce que dans les armées, comme dans les états despotiques, c'est à un seul à penser pour tous: aussi celui-là seul était-il responsable, et le malheur, qui autorise la défiance, poussait chacun à le juger. On remarquait déjà que, dans cette faute si grave, dans cet oubli invraisemblable pour un génie

si actif, pendant un séjour si long et si désœuvré, il y avait quelque chose de cet esprit d'erreur,

De la chute des rois funeste avant-coureur1.» Ces réflexions du général Ségur et de ses compagnons sont infiniment remarquables. On y voit que, même aux yeux de ces rudes guerriers, la conduite de Napoléon et de ses entours pendant cette campagne, n'était plus la même qu'autrefois, n'était plus naturelle ni humainement explicable, mais une punition mystérieuse de la Providence.

L'armée était sortie de Moscou forte de cent mille combattants: en vingt-cinq jours, elle était réduite à trente-six mille hommes, avec soixante mille traîneurs sans armes. On continua de faire des fautes sans nombre; heureusement les Russes en firent aussi : car, plus d'une fois, avec un peu d'accord et d'intelligence, ils auraient pu anéantir l'armée française avec son chef, particulièrement au passage de la Bérésina, rivière sans-pont, bordée de Russes et environnée d'immenses marais, à travers lesquels il n'y avait que des routes en bois qu'il était facile de détruire. Les Russes n'y pensèrent pas. A Smolensk, les Français avaient encore trente mille combattants, cent cinquante canons, le trésor, l'espoir de vivre et de respirer derrière la Bérésina; en approchant de ce terme, à peine leur restait-il dix mille soldats presque sans vêtements, sans chaussure, embarrassés dans une foule de mourants, quelques canons et un trésor pillé. Heureusement les maréchaux Oudinot et Victor, qui avaient occupé des provinces latérales, rejoignirent avec quelques troupes entières. Dans la nuit du vingt-cinq au vingtsix novembre, on commence à jeter un pont sur la rivière, vis-à-vis d'une armée russe campée sur l'autre bord; le lendemain, l'armée russe décampe sans s'être aperçue de rien: on achève le pont, et le passage commence. Pendant deux jours et deux nuits on n'est point inquiété par les Russes: beaucoup de traîneurs ne profitent pas de ce moment favorable; lorsqu'ils se présentent en masse le troisième jour, le pont est encombré, ils marchent les uns sur les autres, se poussent parmi des glaçons de la rivière, au bruit d'un épouvantable ouragan et des boulets des Russes qui étaient revenus sur leurs pas. Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l'artillerie crève et se rompt. La colonne engagée sur cet étroit passage veut en vain rétrograder. Le flot d'hommes qui vient derrière, ignorant ce malheur, n'écoutant pas les cris des premiers, poussent devant eux, et les jettent dans le gouffre, où ils sont précipités à

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leur tour. On vit des actes atroces, on entendait des jurements effroyables.

On vit aussi des actions touchantes, héroïques : des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu'elles enfonçaient; déjà submergées, leurs bras raidis les tenaient encore au-dessus d'elles. On vit un canonnier, s'élançant du pont, sauver un de ces enfants et lui dire qu'il ne pleurât point, qu'il ne l'avait pas sauvé de l'eau pour l'abandonner sur le rivage, qu'il ne le laisserait manquer de rien, qu'il serait son père et sa famille. On vit encore des soldats, des officiers même, s'atteler à des traîneaux pour arracher à cette rive funeste leurs compagnons malades ou blessés. Plus loin, hors de la foule, quelques soldats sont immobiles, ils veillent sur les corps mourants de leurs officiers, qui se sont confiés à leurs soins; ceux-ci les conjurent en vain de ne plus songer qu'à leur propre salut: ils s'y refusent, et plutôt que d'abandonner leurs chefs, ils attendent la mort ou l'esclavage1.

Un commandant des lanciers de la garde, que nous avons particulièrement connu, nommé Vaudeville, né à Saint-Nicolas-dePort en Lorraine, était resté un des derniers sur la rive ennemie pour protéger le passage. Quand il n'y eut plus moyen et qu'on eut même mis le feu au pont, il se jette dans la rivière avec son cheval, la traverse parmi les glaçons; mais arrivé à l'autre bord, il le voit tellement escarpé, qu'il désespère de le franchir. Alors il s'incline sur le cou de son cheval, pour faire son acte de contrition et se recommander à Dieu pour la dernière fois. A l'instant même, un boulet de canon frise la tête du cheval, lequel fait un tel effort, qu'ils se trouvent tous deux à terre sans savoir comment. M. Vaudeville étudiait pour être prêtre, lorsque la révolution en fit un militaire. Plein de foi et de courage, il n'oublia jamais ses devoirs de chrétien, même au plus fort de la révolution et de la guerre. Devenu officier de la Légion-d'Honneur, il prit sa retraite, vint au séminaire de Nancy, reçut la prêtrise, fut procureur du séminaire de Pont-à-Mousson, où on l'a vu plusieurs années avec son vieux cheval qui l'avait sauvé de la Bérésina.

Un autre compatriote, l'honneur de l'armée française, le général Drouot, né à Nancy même, était de cette fameuse campagne. Sous la tente même de Napoléon, qui l'appelait le Sage, au milieu des généraux de l'empire, Drouot, retiré dans un coin, lisait attentivement son évangile. Aux vertus d'un général et d'un brave il joi

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gnait les vertus d'un chrétien, les vertus d'un religieux austère. Et dans les camps et dans sa ville natale, il a vécu pieux, chaste, humble, charitable. Mort à Nancy le vingt-quatre mars 1847, ses dernières volontés ont été pour les pauvres.

Quelques jours après le passage de la Bérésina, Napoléon partit en poste pour Paris, où une conspiration avait failli renverser son gouvernement. Après son départ, la désorganisation des restes de l'armée augmenta avec le froid. On vit, dans les derniers jours, mais surtout dans les dernières nuits de la grande armée, des calamités inconnues à l'histoire. « On vit, sous les vastes hangars qui bordent quelques points de la route, des horreurs plus grandes » qu'au siége de Jérusalem. « Soldats et officiers, tous s'y précipitaient, s'y entassaient en foule. Là, comme des bestiaux, ils se serraient les uns contre les autres autour de quelques feux; les vivants ne pouvant écarter les morts du foyer, se plaçaient sur eux pour y expirer à leur tour, et servir de lit de mort à de nouvelles victimes. Bientôt d'autres foules de traîneurs se présentaient encore, et ne pouvant pas pénétrer dans ces asiles de douleur, ils les assiégeaient. Il arriva souvent qu'ils en démolirent les murs de bois sec pour en alimenter leurs feux; d'autres fois, repoussés et découragés, ils se contentaient d'en abriter leurs bivouacs. Bientôt les flammes se communiquaient à ces habitations, et les soldats qu'elles renfermaient, à demi-morts par le froid, y étaient achevés par le feu. Ceux de nous que ces abris sauvèrent, trouvèrent le lendemain leurs compagnons glacés et par tas autour de leurs feux éteints. Pour sortir de ces catacombes, il fallut que, par un horrible effort, ils gravissent par-dessus les monceaux de ces infortunés, dont quelques-uns respiraient encore 1. >>

Tout cela est extrême pour le malheur, voici qui l'est pour l'inhumanité. Vingt mille Français étaient restés à Vilna, malades, blessés, épuisés de fatigue. « A la vérité, dit le général Ségur, les Lithuaniens, que nous abandonnions après les avoir tant compromis, en recueillirent et en secoururent quelques-uns; mais les juifs, que nous avions protégés, repoussèrent les autres. Ils firent bien plus la vue de tant de douleurs irrita leur cupidité. Toutefois, si leur infâme avarice, spéculant sur nos misères, se fût contentée de vendre au poids de l'or de faibles secours, l'histoire dédaignerait de salir ses pages de ce détail dégoûtant; mais qu'ils aient attiré nos malheureux blessés dans leurs demeures pour les dépouiller, et qu'ensuite, à la vue des Russes, ils aient précipité

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par les portes et par les fenêtres de leurs maisons ces victimes nues et mourantes, que là ils les aient laissées impitoyablement périr de froid, que même ces vils barbares se soient fait un mérite aux yeux des Russes de les y torturer, des crimes si horribles doivent être dénoncés aux siècles présents et à venir. Aujourd'hui que nos mains sont impuissantes, il se peut que notre indignation contre ces monstres soit leur seule punition sur cette terre; mais enfin les assassins rejoindront un jour leurs victimes, et là sans doute, dans la justice du ciel, nous trouverons notre vengeance'. »

On voit ici l'armée française en appeler au jugement de Dieu contre les juifs de Lithuanie, de même que Pie VII contre Napoléon. Comme l'armée française est un témoin fidèle et même une preuve monumentale de la terrible exactitude avec laquelle le premier appel a été entendu, jugé et exécuté, elle peut compter qu'il en sera de même pour le second.

Lorsque, le neuf mai 1812, Napoléon partit de Paris pour Moscou, il laissait Pie VII en sa prison de Savone. A peine se vit-il à Dresde entouré des rois de l'Europe, Napoléon se plaît à tourmenter le père des rois et des peuples. Donc, le neuf juin 1812, vers les sept heures du soir, on signifie au pape Pie VII, prisonnier à Savone, l'ordre de partir pour la France, et on l'enlève à dix heures, après l'avoir contraint de quitter ses habits, qui auraient pu le faire reconnaître et lui attirer le respect des peuples. Il voyagea seul jusqu'à Stupini, près de Turin, où l'on fit entrer dans sa voiture le prélat Bertazzoli, qui ne le quitta plus. Après une course aussi longue que rapide, dans les heures les plus brûlantes de la journée, le Pape arriva au Mont-Cenis vers minuit. Il y tomba si dangereusement malade, que les officiers qui l'escortaient crurent devoir en informer le gouvernement de Turin, et demander s'ils devaient suspendre ou poursuivre le voyage. On leur répondit qu'ils n'avaient qu'à suivre leurs instructions. Le quatorze, on administra le saint viatique au Pape; la maladie avait pris un caractère plus grave. Le soir même, le Saint-Père fut jeté dans sa voiture, et on le traîna jour et nuit jusqu'à Fontainebleau, où il arriva le vingt juin. Pendant les quatre jours et les quatre nuits de ce voyage, Pie VII ne put jamais obtenir la permission de descendre de voiture ; lorsqu'il avait besoin de prendre quelque nourriture, on s'arrêtait dans les lieux les moins populeux, et on faisait entrer la voiture dans la remise de la poste. A son arrivée à Fontainebleau, le concierge ne voulut point lui ouvrir les appartements, parcé qu'il n'avait encore

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