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Donc, Napoléon Bonaparte, nommé d'abord troisième consul, puis premier consul, puis consul pour dix ans, puis consul à vie, fut enfin nommé empereur l'an 1804. Tous les citoyens furent invités à voter, pour ou contre, dans chaque mairie. Trois millions cinq cent mille citoyens répondirent à cet appel. Sur ce nombre, deux mille sept cents volèrent non, trois millions quatre cent quatrevingt-dix-sept mille trois cents oui. Sur cette immense majorité, le tribunat, le corps législatif et le sénat décernèrent à la France le titre d'empire, et à Napoléon celui d'empereur des Français, avec hérédité dans sa famille. Napoléon, empereur, nomma ses deux collègues du consulat, l'un archichancelier, l'autre architrésorier, créa dix-huit maréchaux de l'empire, la Légion-d'Honneur, une cour brillante, une nouvelle noblesse, en même temps qu'il attirait et favorisait l'ancienne. Enfin, pour donner au nouvel empire, issu de la nation, la sanction morale de l'Eglise catholique, de l'humanité chrétienne, Napoléon envoya à Rome son oncle, le cardinal Fesch, et obtint du pape Pie VII qu'il vînt le sacrer empereur ce qui eut lieu le deux décembre 1804 dans l'antique cathédrale de Paris, en présence de toutes les notabilités de la France militaire, civile et religieuse.

Dans tout ce voyage, Pie VII fut émerveillé de la piété des populations françaises. A son retour, il dit publiquement aux cardinaux, dans le consistoire du vingt-six juin 1805 : « Les peuples des Gaules ont vénéré en nous le pasteur suprême de l'Eglise catholique; il n'y a pas de paroles pour exprimer combien les Français ont montré de zèle et d'amour pour la religion. Que dirons-nous de l'illustre clergé de France, qui a manifesté tant de tendresse pour notre personne et qui a si bien mérité de nous? Il n'y a pas encore de paroles qui puissent faire connaître l'empressement, la vigilance, l'assiduité, le zèle avec lesquels les évêques surtout paissent leurs troupeaux, honorent et font honorer la religion. Dans ses conversations particulières, le bon Pape ne tarissait point sur les éloges du peuple français. Il racontait avec amour à M. Artaud, chargé d'affaires de France, le fait suivant : « A Châlons-sur-Saône, nous allions sortir d'une maison que nous avions habitée pendant plusieurs jours nous partions pour Lyon; il nous fut impossible de traverser la foule; plus de deux mille femmes, enfants, vieillards, garçons, nous séparaient de la voiture, qu'on n'avait pas pu faire avancer; deux dragons (le Pape appelait ainsi les gendarmes français), chargés de nous escorter, nous conduisirent à pied jusqu'à notre voiture, en nous faisant marcher entre leurs chevaux bien serrés. Ces dragons paraissaient se féliciter de

leur manœuvre, et fiers d'avoir plus d'invention que le peuple. Arrivé à la voiture, à moitié étouffé, nous allions nous y élancer avec le plus d'adresse et de dextérité possible, car c'était une bataille où il fallait employer la malice, lorsqu'une jeune fille, qui à elle seule eut plus d'esprit que nous et les deux dragons, se glissa sous les jambes des chevaux, saisit notre pied pour le baiser, et ne voulait pas le rendre, parce qu'elle devait le passer à sa mère qui arrivait par le même chemin. Prêt à perdre l'équilibre, nous appuyâmes nos deux mains sur un des dragons, celui dont la figure n'était pas la plus sainte, en le priant de nous soutenir; nous lui disions: Signor dragon, ayez pitié de nous ! Voilà que le bon soldat (fions-nous donc à la mine) s'empara à son tour de nos mains pour les baiser à plusieurs reprises. Ainsi, entre la jeune fille et votre soldat, nous fumes comme suspendu pendant plus d'un demi-quart de minute, nous redemandant nous-même et attendri jusqu'aux larmes : Ah! que nous avons été content de votre peuple 1! >>

Napoléon, de son côté, couronné par le Pape empereur des Français le deux décembre 1804 à Paris, se fit couronner roi d'Italie à Milan par le cardinal Caprara, archevêque de cette ville, le vingtsix mai 1805. La république cisalpine se trouvait métamorphosée en royaume Napoléon lui donna pour vice-roi son beau-fils Eugène Beauharnais. La république ligurienne ou le pays de Gênes, ainsi que les états de Parme, furent réunis à l'empire français et métamorphosés en départements. Une armée formidable campait à Boulogne, sur les bords de l'Océan, menaçant l'Angleterre d'une invasion prochaine. Heureusement pour la Grande-Bretagne, on ne connaissait pas encore les bateaux à vapeur. Autrement, l'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande auraient probablement eu l'honneur de devenir départements français. Faute de vapeur, l'orage tombera sur l'Allemagne.

Voici, d'après les faits de l'histoire et les observations du protestant Menzel, quelle était alors dans ce pays la situation des esprits et des choses. Depuis trois siècles, grâce à l'hérésie, l'Allemagne n'était plus une ni unie, mais divisée, mais morcelée en une infinité de fractions incohérentes. Les deux fractions principales, le nord et le sud, la Prusse et l'Autriche, toujours ennemies l'une de l'autre la Prusse, qui doit son nom même à l'improbité d'un moine apostat de Brandebourg; la Prusse, qui profite des embarras de la jeune Marie-Thérèse pour lui enlever la Silésie; la Prusse, qui ne s'accorde avec l'Autriche et la Russie que pour décapiter

'Artaud. Vie de Pie VII, et Biog. univ., art. Pie VII, t. 77.

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HISTOIRE UNIVERSELLE

[Livre 91. et démembrer la Pologne; la Prusse, qui tenait à honneur et à devoir d'armer l'Allemagne contre l'Allemagne au profit de la Turquie 1; la Prusse et l'Autriche, qui ne regardent les Allemands que comme une matière imposable en argent et en soldats, pour faire équilibre à la France ou à la Russie, comme des bœufs et des moutons font équilibre à des quintaux dans un abattoir; Prusse et Autriche qui ne croyaient pas les Allemands capables d'avoir une âme de peuple, un esprit national, enfin une patrie : Allemands alors en effet si indifférents, comme des moutons, sous quels bâton ou houlette ils seraient parqués, tondus, écorchés, que, pendant bien des années, l'Anglais Pitt fut obligé d'acheter des Allemands en Allemagne pour défendre l'Allemagne contre les Français 2. Voilà quelle idée avaient des Allemands les principaux ministres de Prusse et d'Autriche à Berlin, le Hanovrien Hardenberg et autres; à Vienne, le baron Thugut, fils annobli d'un batelier du Danube. Ni les uns ni les autres ne daignaient connaître l'histoire antérieure d'Allemagne, pour y rattacher ses intérêts actuels, améliorer son état intellectuel et moral borné à quelques idées vagues, à quelques phrases banales sur l'équilibre européen, prises dans un écrivain français, le fils du batelier Thugut se donnait rarement la peine de répondre aux ambassadeurs, aux généraux d'armée, aux gouverneurs de provinces; quand il quitta le ministère, on trouva cent soixante-dix dépêches et plus de deux mille lettres, qu'il n'avait pas même ouvertes 3. Et c'est cet homme qui, après Kaunitz, gouverna l'empereur et l'empire d'Autriche.

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Cependant une autre Allemagne se formait, l'Allemagne littéraire, à laquelle se rattachaient les classes moyennes, et dans laquelle on respirait quelque chose de plus doux, de plus national, de plus humain : on y aspirait à une patrie, à l'unité. Le chef de cette nouvelle Allemagne était Klopstok, auteur du poème de la Messiade. Autour de lui se groupait une constellation de beaux esprits, poètes et littérateurs : Stolberg, Wieland, Herder, Voss, Schiller, Novalis, Forster, Campe, Goethe, Salzmann, Schlégel, Cramer et plusieurs autres. Cette Allemagne intellectuelle déplorait en prose et en vers l'asservissement de l'Allemagne nationale sous le joug de l'Allemagne nobiliaire et gouvernementale. Klopstok exhale ces sentiments dans plusieurs odes. Dès 1773, il chantait ainsi l'avenir de l'Allemagne : « Ton joug, ô Allemagne, tombera un jour! Encore un siècle seulement, et ce sera fait, et alors régnera le droit de la raison par-dessus le droit du glaive! » Le comte de

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Stolberg chantait la même année : « Liberté ! le courtisan ne connaît point cette pensée, lui l'esclave! Pour lui, le son le plus doux sont des chaînes. Ployant le genou, ployant l'âme, il tend au joug son cou énervé. En la main d'Allemands esclaves, l'acier se rouille, la harpe se relâche! La harpe seule de la liberté est harpe de la patrie! Le glaive seul de la liberté est glaive pour la patrie! Qui brandit l'épée de la liberté, s'élance à travers les batailles comme l'éclair de la nocturne tempête! Tombe de ton trône, ô tyran, tombe devant l'exterminateur de Dieu ! » Et en 1775 il saluait ainsi d'avance un siècle futur : « Grand siècle, bientôt retentissent autour de ton berceau le bruit des armes et le chant des vainqueurs! Les trônes s'écroulent, les tyrans s'écroulent au milieu des débris dorés ! Tu nous montras d'une main sanglante le fleuve de la liberté! Il se répand sur l'Allemagne, la bénédiction fleurit sur ses rives, comme des fleurs près la fontaine de la prairie 1. » Schiller rendit ces sentiments populaires, dans ses trois premiers drames en prose et son Don Carlos. En 1788, Goethe faisait ainsi parler la monarchie et le républicanisme dans sa tragédie d'Egmont. « Liberté? belle parole pour qui l'entendrait bien. Qu'est-ce que la liberté de l'homme le plus libre? De bien faire! En quoi nul monarque ne les empêchera. Il est bon, pour les circonscrire, de les tenir pour des enfants, afin qu'on puisse les diriger comme des enfants à ce qu'il y a de mieux. Croyez-moi, un peuple n'avance pas en âge, ni en sagesse; un peuple demeure toujours enfant. » A quoi le partisan de la liberté du peuple répond : « Combien rarement un roi arrive-t-il à jouir pleinement de la raison? Le grand nombre n'aimera-t-il pas mieux se confier au grand nombre qu'à un seul? et pas seulement au seul, mais au petit nombre du seul, mais au peuple qui vieillit sous les regards de son maître. Ce peuple-là a-t-il seul le droit de devenir sage ?? » Vers la même époque, dans un roman dévoré par toute l'Allemagne, Salzmann faisait subir à la société une transformation complète. Paris et les autres capitales, comme l'ancienne Babylone, devenaient des solitudes habitées par les oiseaux de nuit. Les déserts étaient changés en vignobles et jardins de plaisance. « Mais, Seigneur, dis-je, je ne vois pas de noblesse, au contraire tout travaille, comme si tout était bourgeois. Et la voix répondit : La noblesse a été engendrée dans la nuit, elle cesse aussitôt que le jour paraît. Désormais chacun rougira de l'oisiveté et nul ne se glorifiera plus de ce que son père était noble, A la mais chacun se glorifiera de ce qu'il est noble lui-même.

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demande pourquoi le salut du Seigneur a tardé si long-temps, la voix répondit: Tous les enfants des hommes sont devant Dieu comme un arbre. Il a planté et arrosé cet arbre, et il a crû et il est devenu très-grand, mais il n'a pas atteint la maturité et n'a porté jusqu'à présent que des feuilles. Quand il aura atteint sa maturité, il produira des fruits savoureux. Et tout s'en réjouira et chacun reconnaîtra pourquoi Dieu a planté cet arbre, pourquoi il l'a arrosé, et pourquoi souvent il en a retranché de grands rameaux 1. >>

Dans ces dispositions, l'Allemagne littéraire et nationale vit avec transport l'affranchissement de l'Amérique septentrionale, mais surtout les commencements de la révolution française. Klopstok, déjà vieux, la salua par des odes pleines d'enthousiasme. Campe, littérateur si aimé du peuple et de la jeunesse, la préconisa dans une série de lettres. Il fallut toutes les énormités révolutionnaires pour tempérer cette admiration excessive et prématurée des littérateurs allemands. Sans aucun doute, si la France de 1789 avait pu se garantir de certains excès, comme paraît vouloir le faire la France de 1848, elle eût entraîné après elle toute l'Allemagne, et par suite toute l'Europe. Enfin, lorsque la révolution française s'attaqua corps à corps à l'Eglise catholique, la dépouilla de ses biens, jeta ses membres les plus fidèles dans les prisons, dans les bagnes, sur les échafauds, les plus beaux esprits de l'Allemagne protestante tournèrent leur attention et leur admiration vers cette Eglise dépouillée, persécutée, anéantie, et saluèrent avec amour sa prochaine résurrection.

L'Allemagne princière et gouvernementale n'avait pas cette tendance. L'Autriche, la Prusse et la Russie avaient trouvé bon de révolutionner et de démembrer la Pologne. Par suite de la paix de Lunéville, en 1801, l'empereur, le roi de Prusse, les princes de Bavière, de Wurtemberg, de Bade et autres durent céder certains territoires à la république française: ils reçurent et acceptèrent en dédommagement des principautés ecclésiastiques, des évêchés, des couvents, qu'on enleva à l'Eglise, qui ne reçut aucun dédommagement de personne. Mais l'appétit vient en mangeant, aux princes comme aux autres hommes. Or, dans les domaines ecclésiastiques enlevés à leur ancien propriétaire, se trouvaient des comtes, des barons séculiers, dits noblesse immédiate, qui relevaient directement de l'empereur, et qui, sauf l'étendue de territoire, étaient souverains au même titre que les électeurs de Bavière,

Menzel, t. 12, c. 2.

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