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CONCLUSION.

Au surplus, la petite chicane que j'ai faite dans mes Mémoires d'outre-tombe au plus grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton, ne prouve qu'une chose : le haut prix que j'aurais attaché au moindre souvenir de sa muse. Maintenant, lecteurs, ne vous semble-t-il pas que nous achevons une course rapide parmi des ruines, comme celle que je fis autrefois sur les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage ? En passant de renommées en renommées, en les voyant s'abîmer tour à tour, n'éprouvez-vous pas un sentiment de tristesse ?

Regardez derrière vous; demandez-vous que sont devenus ces siècles éclatans et tumultueux

où vécurent Shakspeare et Milton, Henri VIII et Elisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke: tout cela est fini; supériorités et médiocrités, haines et amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et dans la même poussière. Et cependant de quoi nous sommes-nous occupés ? de la partie la plus vivante de la nature humaine, du génie qui reste à peine comme une Ombre des vieux jours au milieu de nous, mais qui ne vit plus pour lui-même, et ignore s'il a jamais été.

Combien de fois l'Angleterre, dans ce tableau de dix siècles, a-t-elle été détruite sous nos yeux! A travers combien de révolutions n'avons-nous point passé, pour arriver au bord d'une révolution plus grande, plus profonde, et qui enveloppera la postérité ! J'ai vu ces fameux parlemens britanniques dans toute leur puissance: que deviendront-ils ? J'ai vu l'Angleterre dans ses anciennes mœurs et son ancienne prospérité: partout la petite église solitaire avec sa tour, le cimetière de campagne de Gray, des chemins étroits et sablés, des vallons remplis de vaches, des bruyères marbrées de moutons, des parcs, des châteaux, des villes; peu de grands bois, peu d'oiseaux,

le vent de la mer. Ce n'étaient pas là ces champs de l'Andalousie où je trouvais les Vieux chrétiens et les jeunes amours, parmi les débris voluptueux du palais des Maures, au milieu des aloès et des palmiers; ce n'était pas là cette Campagne romaine dont le charme irrésistible me rappelait sans cesse; ces flots et ce soleil n'étaient pas ceux qui baignent et éclairent le promontoire sur lequel Platon enseignait ses disciples, ce Sunium où j'entendis chanter le grillon qui demandait en vain à Minerve le foyer des prêtres de son temple; mais enfin telle qu'elle était, cette Angleterre, entourée de ses navires, couverte de ses troupeaux et professant le culte de ses grands hommes, était charmante.

Aujourd'hui ses vallées sont obscurcies par les fumées des forges et des manufactures, ses chemins changés en ornières de fer, et sur ces chemins, au lieu de Milton et de Shakspeare, on voit passer des chaudières errantes. Déjà ces pépinières de la science où grandirent les palmes de la gloire, Oxford et Cambridge qui seront bientôt dépouillés, prennent un air désert: leurs colléges et leurs chapelles gothiques, demi abandonnés, affligent les regards; dans leurs cloîtres poudreux, auprès des pierres

sépulcrales du Moyen-âge, reposent oubliées les annales de marbre de ces peuples de la Grèce qui ne sont plus; ruines qui gardent des ruines.

La société telle qu'elle est aujourd'hui, n'existera pas à mesure que l'instruction descend dans les classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordre social depuis le commencement du monde; plaie qui est la cause de tous les malaises et de toutes les agitations populaires. La trop grande inégalité des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu'elle a été cachée d'un côté par l'ignorance, de l'autre par l'organisation factice de la cité; mais aussitôt que cette inégalité est généralement aperçue, le coup mortel est porté.

Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques, essayez de persuader au pauvre, quand il saura lire, au pauvre à qui la parole est portée chaque jour par la presse, de ville en ville, de village en village; essayez de persuader à ce pauvre, possédant les mêmes lumières et la même intelligence que vous, qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que tel homme son voisin a, sans travail, mille fois le superflu de la vie ; vos efforts

seront inutiles: ne demandez point à la foule des vertus au-delà de la nature.

Le développement matériel de la société, accroîtra le développement des esprits. Lorsque la vapeur sera perfectionnée, lorsque, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront pas seulement les marchandises qui voyageront d'un bout du globe à l'autre avec la rapidité de l'éclair, mais encore les idées. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers États, comme elles le sont déjà entre les provinces d'un même État; quand le salaire, qui n'est que l'esclavage prolongé, se sera émancipé à l'aide de l'égalité établie entre le producteur et le consommateur; quand les divers pays prenant les mœurs les uns des autres, abandonnant les préjugés nationaux, les vieilles idées de suprématie ou de conquête, tendront à l'unité des peuples; par quel moyen ferez-vous rétrograder la société vers des principes épuisés ? Bonaparte lui-même ne l'a pu l'égalité et la liberté, auxquelles il opposa la barre inflexible de son génie, ont repris leurs cours et emportent ses œuvres ; le monde de force qu'il créa s'évanouit; ses institutions défaillent; sa race même a disparu avec

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