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geur qui s'assied sur le bord de la route, afin de se délasser, est-il arrivé au bout de sa course? Tout pouvoir renversé, non par le hasard, mais par le temps, par un changement graduellement opéré dans les convictions ou dans les idées, ne se rétablit plus; en vain vous essayeriez de le relever sous un autre nom, de le rajeunir sous une forme nouvelle : il ne peut rajuster ses membres disloqués dans la poussière où il gît, objet d'insulte ou de risée. De la divinité qu'on s'était forgée, devant laquelle on avait fléchi le genou, il ne reste que d'ironiques misères : lorsque les chrétiens brisèrent les dieux de l'Égypte, ils virent s'échapper des rats de la tête des idoles. Tout s'en va il ne sort pas aujourd'hui un enfant des entrailles de sa mère, qui ne soit un ennemi de la vieille société.

Mais quand atteindra-t-on à ce qui doit rester? Quand la société, composée jadis d'agrégations et de familles concentriques, depuis le foyer du laboureur jusqu'au foyer du roi, se recomposera-t-elle dans un système inconnu, dans un système plus rapproché de la nature, d'après des idées et à l'aide de moyens qui sont à naître? Dieu le sait. Qui peut calculer la résistance des passions, le froissement des vanités, les perturbations, les accidents de l'histoire? Une guerre survenue, l'apparition à la tête d'un État d'un homme d'esprit ou d'un homme stupide, le plus petit événement, peuvent refouler, suspendre, ou hâter la marche des nations. Plus d'une fois la mort engourdira des races pleines de feu, versera le silence sur des événements prêts à s'accomplir, comme un peu de neige tombée pendant la nuit fait cesser les bruits d'une grande cité.

Le manque d'énergie à l'époque où nous vivons, l'absence des capacités, la nullité ou la dégradation des caractères trop souvent étrangers à l'honneur et voués à l'intérêt; l'extinction du sens moral et religieux; l'indifférence pour le bien et le mal, pour le vice et la vertu ; le culte du crime; l'insouciance ou l'apathie avec laquelle nous assistons à des événements qui jadis auraient remué le monde ; la privation des conditions de vie qui semblent nécessaires à l'ordre social: toutes ces choses pourraient faire croire que le dénoûment approche, que la toile va se lever, qu'un autre spectacle va paraître nullement. D'autres hommes ne sont pas cachés derrière les hommes actuels; ce qui frappe nos yeux n'est pas une exception, c'est l'état commun des mœurs, des idées et des passions; c'est la grande et universelle maladie du monde qui se dissout. Si tout changeait demain, avec la proclamation d'autres principes, nous ne verrions que ce que nous voyons : rêveries dans les uns, fureurs dans les autres, également impuissantes, également infécondes.

Que quelques hommes indépendants réclament et se jettent à l'écart pour laisser s'écouler un fleuve de misères, ah! ils auront passé avant elles! Que de jeunes générations remplies d'illusions bravent le flot corrompu des

lâchetés; qu'elles marchent tête baissée vers un avenir pur qu'elles croiront saisir, et qui fuira incessamment, rien de plus digne de leur courageuse innocence: trouvant dans leur dévouement la récompense de leur sacrifice, arrivées de chimères en chimères au bord de la fosse, elles consigneront le poids des années déçues à d'autres générations abusées, qui le porteront jusqu'aux tombeaux voisins, et ainsi de suite.

Un avenir sera, un avenir puissant, libre dans toute la plénitude de la liberté évangélique; mais il est loin encore, loin, au delà de tout horizo.1 visible on n'y parviendra que par cette espérance infatigable, incorruptible au malheur, dont les ailes croissent et grandissent à mesure que tout semble la tromper; par cette espérance plus forte, plus longue que le temps, et que le chrétien seul possède. Avant de toucher au but, avant d'atteindre l'unité des peuples, la démocratie naturelle, il faudra traverser la décomposition sociale, temps d'anarchie, de sang peut-être, d'infirmités certainement cette décomposition est commencée; elle n'est pas prête à reproduire, de se germes non encore assez fermentés, le monde nouveau.

MILTON.

En finissant, revenons par un dernier mot au premier titre de cet ouvrage, et redescendons à l'humble rang de traducteur. Quand on a vu comme moi Washington et Buonaparte ; à leur niveau, dans un autre ordre de puissance, Pitt et Mirabeau; parmi le hauts révolutionnaires, Robespierre et Danton; parmi les masses plébéiennes, l'homme du peuple marchant aux exterminations de la frontière, le paysan vendéen s'enfermant dans les flammes de ses récoltes, que reste-t-il à regarder derrière la grande tombe de Sainte-Hélène?

Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes auxquels j'appartenais par la date de l'heure où ma mère m'infligea la vie? Pourquoi n'ai-je pas disparu avec mes contemporains, les derniers d'une race épuisée ? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os, dans les ténèbres et la poussière d'un monde écroulé? J'avais tout à gagner à ne pas traîner sur la terre. Je n'aurais pas été obligé de commencer et de suspendre ensuite mes justices d'outre-tombe, pour écrire ces Essais afin de conserver mon indépendance d'homme.

Lorsqu'au commencement de ma vie l'Angleterre m'offrit un refuge, je traduisis quelques vers de Milton pour subvenir aux besoins de l'exil : aujourd'hui, rentré dans ma patrie, approchant de la fin de ma carrière, j'ai encore recours au poëte d'Eden. Le chantre du Paradis perdu ne fut cependant pas plus riche que moi : assis entre ses filles, privé de la clarté du

ciel, mais éclairé du flambeau de son génie, il leur dictait ses vers. Je n'ai point de filles; je puis contempler l'astre du jour, mais je ne puis dire comme l'aveugle d'Albion :

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How glorious once above thy sphere!

Soleil! j'eusse autrefois éclipsé ta lumière ! »

Milton servit Cromwell; j'ai combattu Napoléon : il attaqua les rois; je les ai défendus: il n'espéra point en leur pardon; je n'ai pas compté sur leur reconnaissance. Maintenant que dans nos deux pays la monarchie penche vers sa fin, Milton et moi n'avons plus rien de politique à démêler ensemble: je viens me rasseoir à la table de mon hôte; il m'aura nourri jeune et vieux. Il est plus noble et plus sûr de recourir à la gloire qu'à la puissance.

FIN DE L'ESSAI SUR LA LITTÉRATURE ANGLAISE.

TABLE DES MATIÈRES

ESSAI SUR LA LITTÉRATURE ANGLAISE, et Considérations sur le génie des hommes,
des temps et des révolutions .
PREMIERE PARTIE.

SECONDE PARTIE.

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Première et seconde époque de la littérature anglaise.
Troisième et quatrième époque de la littérature anglaise..
Cinquième et dernière époque de la langue anglaise .
Commencement de la littérature protestante

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Littérature sous les deux premiers Stuarts et pendant la

QUATRIÈME PARTIE. Littérature sous les deux derniers Stuarts.
Peuple des deux nations à l'époque révolutionnaire.
Littérature sous la maison de Hanovre.

CINQUIEME PARTIE.

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