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Elle s'appelle le Camp des hautes Forêts ou de Thonelle, et a toujours été reconnue pour une des meilleures défenses de cette partie de la frontière. Le front en devait être changé, puisque nous devions nous garantir contre ceux que, dans des temps plus heureux, nous aurions eu à défendre; mais, par une circonstance rare, cette position pouvait être retournée sans perdre de son avantage, et la Chiers, qui en couvrait le front, le rendait pour le moins aussi imposant du côté de la France, qu'il l'était, de l'autre sens, pour les États de l'empereur. C'était là que M. de Bouillé se proposait de rassembler les troupes qu'il destinait pour la réception et pour le soutien du roi, en laissant seulement dans la place la garnison suffisante pour la défendre et composée du régiment le plus sûr qu'il aurait eu dans son armée. Il ne voulait pas que le roi lui-même s'enfermât dans la forteresse où il eût pu être victime de la trahison; mais il comptait le placer dans un quartier-général d'où, gardé par l'élite de la cavalerie et par ce qui se serait surle-champ rassemblé de gentilshommes, il eût été à même de se mettre en sûreté si cela fût devenu nécessaire. Ce quartier-général était le village de Thonelle, situé au pied du plateau sur lequel devait camper l'infanterie, et placé dans un fond où devait être la cavalerie pour profiter d'un ruisseau qui coule de ce côté, et pour veiller de plus près sur le roi. Ce village est à l'entrée de la gorge qui forme le débouché de Virton distant de trois

lieues seulement, et où M. de Bouillé voulait qu'un corps autrichien fût placé, tant pour servir d'asile au roi, en cas de malheur, que pour soutenir, et même contenir les troupes françaises, si elles chancelaient.

On voit donc que ces deux dispositions tenaient l'une à l'autre, et que le voisinage des troupes autrichiennes appuyait et renforçait la position de Montmédy, comme celle-ci couvrait et secondait l'approche de ces troupes. Mais malheureusement l'importance de ce mouvement jetait dans la dépendance de la cour de Vienne qui, peu empressée de secourir le roi de France, et peu sincère dans les protestations qu'elle lui faisait, l'embarrassait dans un labyrinthe de difficultés d'autant plus affligeantes qu'elles étaient bien capables d'altérer la détermination d'un prince naturellement vacillant. Tantôt c'était la Prusse qui inquiétait l'empereur; tantôt il témoignait redouter l'Angleterre, dont les dispositions pouvaient être contraires aux intérêts du roi. Une autre fois, il accusait l'Espagne (la plus franche des alliées de Louis XVI à cette époque) de ne pas agir de bonne foi. Il était évident que l'empereur, en lui supposant même des vues plus favorables qu'elles ne l'étaient véritablement, ne voulait aider Louis XVI que quand ce monarque serait hors de Paris, et c'est ce que nous pûmes bien juger par un plan qu'il lui envoya et qui nous fut communiqué. Il y était dit qu'il était nécessaire que le roi se formât un parti de troupes fidèles et

de gentilshommes dans une province dont il fût assuré; qu'il sortît de Paris et engageât la guerre civile, ce qui était aussi contraire aux sentimens de ce prince qu'au projet qui semblait arrêté : ce plan indiquait que la nouvelle face qu'il donnerait ainsi à ses affaires faciliterait l'entremise de ses alliés. Sans doute la faiblesse connue du roi portait l'empereur à ne vouloir se déclarer pour lui que lorsqu'il serait sorti de sa prison, afin de n'être pas exposé à une reculade honteuse, si la résolution ou le succès manquaient dans l'exécution, ou à engager à lui seul une guerre avec la France, lorsqu'il en avait déjà d'autres sur les bras. Probablement aussi la cour de Vienne n'était pas fâchée d'entretenir le désordre en France, en y laissant allumer une guerre civile, qui, quelque favorable qu'elle eût pu devenir aux intérêts du roi, eût entraîné des malheurs que ce prince, ainsi que M. de Bouillé, pensaient éviter par l'appareil des forces étrangères. Cependant l'empereur ne refusait point positivement le mouvement qu'on lui demandait sur la frontière, et l'espoir qu'il en laissait encourageait toutes nos démarches au milieu des dangers qui nous entouraient. Mais toutes ses objections qu'il fallait combattre apportaient des retards indispensables et tels que cette entreprise, projetée depuis le mois de décembre, et qui aurait dû être exécutée au commencement d'avril, n'était pas encore en train dans les premiers jours de mai, tant pour ces raisons que parce que le roi avait de

mandé jusqu'au 15 pour recevoir une réponse positive de l'Espagne, qui fermât la bouche à l'empereur et assurât la diversion que cette puissance, ainsi que la Suisse, avait promise. Je dois dire que, malgré toutes ces entraves et tous ces contre-temps, les lettres du roi annoncèrent toujours une détermination invariable dans son projet et un vif désir de l'exécuter. Mais ces délais ajoutaient chaque jour aux difficultés qu'ils étaient censés devoir lever. Les troupes, principal instrument de cette opération, se perdaient de plus en plus et s'attachaient davantage à la révolution par l'établissement des clubs auxquels elles étaient invitées, et dont nous étions redevables à cette entreprise de Lyon, que j'ai mentionnée : de sorte qu'à force d'attendre le moment favorable et de traîner pour réunir toutes les précautions qui devaient le rendre tel, on le manquait et l'on se faisait peutêtre plus de tort par excès de prudence, qu'on n'aurait pu s'en faire par une sorte de témérité. On justifiait bien dans cette circonstance ce que dit Machiavel, que le délai est toujours préjudiciable, et qu'il n'y a jamais de conjoncture entiè rement favorable dans toutes les affaires qu'on entreprend; de sorte que qui attend jusqu'à ce qu'il rencontre une occasion parfaite, jamais n'entreprendra une chose, ou, s'il l'entreprend, en sortira

souvent mal.

Pendant que cette négociation et les préparatifs de l'exécution marchaient à l'ombre du secret,

la position de M. de Bouillé, à Metz, devenait chaque jour plus délicate et plus intéressante. La résistance courageuse qu'il avait opposée avec un succès constant aux persécutions et aux menées de ses ennemis, c'est-à-dire de ceux de la chose publique, qui redoutaient son attachement à la royauté, les avait enfin lassés. Cette conduite, en lui attirant la confiance et le respect des troupes et du peuple, l'avait rendu nécessaire à ceux qui voulaient dominer et qui lui auraient fait les conditions les plus brillantes (ainsi que le lui proposa le député Emmery, avocat de Metz), si, se livrant à eux, il avait abandonné le roi et la noblesse. Les diverses tentatives que firent auprès de lui tous les partis, à cette époque, n'étant pas de mon sujet, je n'en donnerai point ici le détail, quoiqu'il pût servir à expliquer un jour le rôle qu'il jouait alors et qu'il devait à la solidité de son caractère ainsi qu'à la supériorité reconnue de son courage et de ses talens.

Je ne ferai qu'une remarque sur les personnages qui recherchèrent tour à tour l'appui ou l'alliance de M. de Bouillé : c'est que presque tous étaient des intrigans dont il fit très-bien de se méfier également, et qui n'avaient que des vues trop courtes et des moyens trop faibles pour s'y associer. Un seul était un vrai factieux, à la hauteur des circonstances: c'était Mirabeau. Aussi M. de Bouillé, sans se livrer à cet homme à la fois habile et dangereux, comptait-il plus sur lui que sur aucun autre,

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