Page images
PDF
EPUB

POETÆ MINORES.

I.

La poésie tient évidemment la première place dans les manifestations diverses de la pensée : plus vraie en quelque sorte que l'histoire, car elle puise directement dans le cœur de l'homme les sentiments qu'elle exprime; plus haute encore que la philosophie, car elle rend claires par l'enthousiasme les difficiles déductions de la logique, car elle enferme dans le rhythme et revêt d'une forme à la fois populaire et sublime les vérités immortelles que la spéculation ne sait que démontrer, la poésie hérite de ce qu'il y a de meilleur dans ce que nous sentons, de ce qu'il y a de plus grand dans ce que nous pensons. Elle est comme un effort et un retour du rayon divin tombé en notre âme et qui tend à remonter d'où il est venu, c'est-à-dire à l'éternelle source de toute beauté. Les poëtes véritables ne sau

(1) Dans la bon ne latinité, on prend minores sans trop de défaveur par opposition à majores; on peut le prendre aussi dans le sens de pejores. — Voir Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1843.

raient donc obtenir une trop large place dans l'histoire littéraire aussi bien que dans la critique. Il faut que les plus rebelles adversaires de la poésie en conviennent, c'est à l'amour pur, c'est au culte désintéressé des beaux vers que semblent se reconnaître tout d'abord les âmes bien nées. Quelle pente naturelle n'a pas aussitôt un cœur délicat pour ceux qui retrouvent leur langue dans cette langue préférée, pour ceux qui d'eux-mêmes se réfugient en ces sphères sereines, où s'avive le goût de ce qui est bien, de ce qui est vrai, et où se rencontre le charme qui ne se flétrit pas, cet æternum leporem dont parle Lucrèce, c'està-dire le don de l'inspiration soumis à la loi sainte du travail, l'essor de la pensée fixé à jamais sous les liens puissants du style?

C'est à l'active intervention de la poésie que notre période littéraire devra ses plus durables monuments, le plus vif éclat de sa gloire. Quelle que soit l'opinion, enthousiaste ou dégoûtée, que l'on professe sur l'ensemble du mouvement intellectuel qui s'est accompli en France depuis vingt-cinq ans; quelque jugement, sévère ou favorable, que doive prononcer définitivement l'avenir sur cette confusion étrange des nobles penchants et des pires instincts, sur ce mélange de promesses brillantes et de tristes avortements, il y a, selon nous, un accent contemporain que recueillera sans nul doute l'attention des siècles futurs; il est un legs saint qui est assuré de ne pas périr dans ce possible naufrage. Cette originale création de notre époque, et qui lui assurera dans l'histoire un caractère vraiment distinctif, c'est évidemment le lyrisme. Ailleurs tout, presque tout était trouvé; là tout était à faire. Qu'on y veuille songer, il n'y a eu, dans aucune littérature, de plus merveilleux prosateurs que les nôtres; il n'y a eu nulle part un plus grand théâtre que le théâtre français. Ce sont là assurément, pour un troisième âge littéraire, de dures conditions, des antécédents difficiles, et, en quelque sorte, un idéal désespérant.

En s'attaquant tout d'abord et sans crainte aux genres les plus divers, en se jetant à la fois dans les routes les plus oppo

sées, notre époque a montré de nobles ambitions qu'il faut se garder de méconnaître. Aussi, tout en protestant contre les exagérations vaniteuses et les folles tentatives, on ne saurait trop applaudir à ce que, dès le début, il y a eu de généreux dans ce désir de conquêtes intellectuelles, à ce qu'il y a eu d'excitateur dans cette impatience du nouveau et de l'inconnu. Voilà d'ordinaire comment se préparent les grandes choses. Malheureusement ces louables efforts ont dégénéré peu à peu. La mesure a bientôt disparu, et trop souvent les caprices individuels ont compromis, par une fatale obstination, l'originalité véritable; trop souvent aussi l'industrie s'est mise à la place de l'amour de l'art. Or, pour lutter avec avantage contre un passé si éclatant, ou plutôt pour continuer dignement une généalogie si glorieuse, la génération nouvelle n'aurait pas eu trop de la plénitude même de ses forces. Mais on sait comment elle les gaspilla, en s'abandonnant à tous les hasards des ambitions désordonnées et des fantaisies maladives. De là tant de résultats désastreux, tant de défaites imprévues. Cependant une belle part restera encore à notre époque, sur les points où les rivalités étaient moins redoutables, dans l'ordre où les comparaisons avec le passé n'offraient point le même danger. Là, sur ce terrain plus vierge, dans ces champs jusqu'ici peu abordés, le succès ne nous paraît pas contestable. Si la lutte en effet se prolonge au théâtre sans qu'on en puisse prévoir l'issue; si, sur toute la ligne littéraire, le combat est au moins douteux partout où la défaite n'est pas consommée, il est évident en revanche que la victoire reste, que le triomphe nous est garanti dans des genres qui certainement ne sont pas secondaires.

Le lyrisme, l'histoire, la critique, voilà, jusqu'à ce jour au moins, les évidentes créations de notre ère littéraire, celles que, selon nous, on serait mal venu à repousser. Dans les sciences historiques, il y avait à faire mieux que les chroniqueurs n'avaient fait, autrement que n'avaient fait les maîtres les plus légitimement accrédités : l'impartialité pouvait se joindre à la profondeur, et l'exactitude pouvait ne pas interdire la clarté.

Après avoir parlé pendant des siècles au nom de je ne sais quelle rhétorique de convention, la critique française, à son tour, avait à se renouveler ou plutôt à se fonder: il lui restait à prendre l'initiative par les théories, à expliquer selon l'esthétique les lois éternelles de l'art, à tirer des déductions fécondes du rapprochement des littératures; il lui restait surtout à expliquer le présent par le passé, l'écrivain par l'homme, l'œuvre par le siècle, c'est-à-dire à joindre l'entreprise de l'historien et du moraliste à celle de l'érudit. Dans les régions incomparablement supérieures qu'elle habite, la poésie lyrique avait plus à faire encore. Nous étions surtout pauvres par le contraste des richesses voisines. D'une part, le génie méridional étalait avec orgueil les joyaux populaires du Romancero, et on le voyait, ici s'agiter aux énergiques accents des canzones dantesques, là se bercer dans les divines langueurs de Pétrarque. D'un autre côté, la muse du nord venait à nous avec son concert d'hymnes inconnus: tantôt c'étaient les vagues soupirs de cette rêverie allemande qui se complaît à redire les plus fugitives aspirations, les plus secrètes défaillances de l'âme; tantôt c'était le rire amer de l'ironie mêlé à ce que l'enthousiasme a de plus sublime, en un mot ces cris soudains et profonds qui s'échappent des lèvres de Byron, quand, le visage sillonné d'éclairs, il semble sortir des abîmes de l'infini. A côté de trésors si éblouissants et si divers, le lyrisme français, vraiment déshérité, n'avait à produire d'autres témoignages que les strophes mythologiques de J.-B. Rousseau ou les tirades déclamatoires de Le Brun.

A ce triple appel des sciences historiques, de la critique et du lyrisme, il a été répondu comme il convenait au génie de la France. Plus d'un monument, que la gloire dès à présent consacre, est là qui atteste ces conquêtes nouvelles de notre siècle. Pour parler seulement de ce qui nous touche aujourd'hui, il est permis d'affirmer que la poésie aura une grande part, la meilleure part peut-être, dans ces brillantes évolutions de l'intelligence ontemporaine. Le mouvement lyrique qui a commencé d'une façon si inattendue, dès les premières années de la Restauration,

s'est continué depuis avec éclat; il a été varié et puissant. Rien n'a échappé à la lyre ni dans la profondeur de nos sentiments ni dans la diversité de nos passions : la lyre a été l'interprète fidèle et goûtée des émotions de la vie intime, comme des agitations de la vie sociale. Qu'il ait abandonné son âme à toute l'indépendance du doute, ou qu'il lui ait imposé la paix sous le joug de la foi; qu'il se soit oublié aux affections du foyer, ou que, descendant dans l'arène, il ait emprunté leurs entraînements aux partis; qu'enfin, devant ce merveilleux spectacle des créatures et des choses, il ait cherché les mystérieux rapports de la vie qui circule dans la nature et du besoin d'aimer qui respire dans l'homme, le poëte, en tout cela, n'a cessé d'être un peintre vrai. Et faisait-il en effet autre chose qu'exprimer, sous une forme meilleure, sous une forme choisie et définitive, ce qui était confus et caché au sein de tous, ce qui mourait sans écho au fond des cœurs? C'est là un beau triomphe pour le lyrisme de notre ère, un triomphe qui lui assure la durée.

En proclamant sa sympathie pour l'ensemble de cette rénovation poétique, pour tant d'œuvres diversement originales, la critique est bien loin de remplir un devoir qui lui coûte; elle n'a au contraire qu'à rester fidèle à ses instincts. Toutefois cette adhésion, précisément parce qu'elle est sincère, impose une vigilance plus active et nécessite une intervention en quelque sorte continue. Il ne faut pas laisser compromettre la cause qu'on aime. Aussi, en abordant le détail, en s'approchant des talents et en considérant de près les directions qu'ils ont suivies, en voyant d'où plusieurs sont partis et où quelques-uns sont arrivés, il y aurait bien des restrictions à faire, bien des déviations à déplorer. De quels excès de goût, même le moins timoré, n'aurait-il point à se plaindre! Que de réserves ne faudrait-il pas établir, tantôt contre les aberrations de la pensée, tantôt contre le dévergondage de la forme, le plus souvent contre l'alliance presque nécessaire des idées mauvaises et du mauvais style! Mais, entre ces abus regrettables, il y en a un qui me frappe surtout, parce qu'il est devenu presque général, parce

« PreviousContinue »