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rapporter aux événements, eurent en effet leur expiation : bientôt, avec un talent plus franc, plus tard, avec des éclats de génie, Marie-Joseph trouvera l'attention plus rebelle, et après lui le silence peu à peu se fera autour de son nom. On ne saurait se le dissimuler, aux yeux du plus grand nombre, Chénier est resté l'auteur de Charles IX. En se retirant des bords qu'elle avait battus avec fracas, la vague a emporté après elle plus d'un monument fait pour orner ces rives aujourd'hui délaissées. Ayons confiance pourtant, le flot ne peut manquer de reprendre à l'abîme ce qu'il lui avait donné et de le restituer à la plage. La justice ne fait jamais défaut au temps.

Charles IX marque une date: c'est le dernier mot de l'école voltairienne au théâtre. Je m'explique. La littérature, pendant tout le xvIIIe siècle, avait été un combat, une sorte de mêlée intellectuelle et politique, dans lesquels chacun s'était servi des armes les plus actives. Comme on n'avait pas la libre tribune des gouvernements à constitution, on s'avisa de la remplacer par ce qui émeut et séduit le plus la foule, c'est-à-dire par l'éloquence et par l'esprit. La première fut réservée pour le théâtre, on garda le second pour les pamphlets. Avec son facile génie, Voltaire se saisit à la fois de ces deux sceptres. On sait la prose vive, claire, assurée, merveilleuse de ses pamphlets. Au théâtre (je mets à part quelques chefs-d'œuvre), ce n'est plus le même homme il est brillant, il n'est plus simple; quelquefois même sa haine de prosateur contre l'emphase tourne à l'indulgence, et le voilà qui chausse le cothurne, qui déclame, qui se laisse aller à la pompe artificielle de la versification sentencieuse. On le sent, c'est l'éloquence qui le tente: souvent il l'attrape; mais on s'aperçoit trop vite que c'est une éloquence de tribune, propre surtout à charmer les contemporains. Quand ce grand homme mourut, sa double dictature de pamphlétaire spirituel et de poëte philosophe ne pouvait passer à un seul homme : une même main n'eût plus suffi à porter ce rude fardeau. L'empire d'Alexandre se partagea : Beaumarchais, qui se glorifiait d'être le typographe de Voltaire, et Chénier, dont le chef-d'œuvre de

vait être aussi une Épître à Voltaire, se divisèrent l'héritage. L'un eut l'esprit qu'il porta bruyamment à la scène, l'autre prit l'éloquence théâtrale, à laquelle il ajouta sa propre bouffissure; le premier écrivit Figaro, le second fit Charles IX. A vrai dire, c'est Beaumarchais qui eut le bon lot (1), car l'esprit est de tous les temps, et Mirabeau, d'ailleurs, était un rival terrible pour Chénier.

La tragédie avait tenu une si grande place dans le rapide mouvement des lettres au XVIIIe siècle, elle était si bien passée dans les mœurs que, sur les dernières années, le moindre débutant s'y sentait attiré. L'ascendant de Voltaire, l'éclat de cette grande gloire dramatique, l'habitude de l'imitation, tournaient toutes les jeunes têtes. Dès sa première jeunesse, Chénier vit dans la tragédie sa véritable vocation; chez lui, c'était à la fois un penchant irrésistible et un choix médité. Du reste, il abordait cet art avec tous les préjugés de l'école, sans aucune vue originale, n'ayant pas même cette demi-indépendance dont Diderot avait donné l'exemple en certaines préfaces de ses drames. Pour lui, Shakespeare est un ignorant, un barbare, et il écrit à son frère, qui était alors à Londres : « Vous me paraissez indulgent pour ce Shakespeare; vous trouvez qu'il a des scènes admirables (2). » André avait ses raisons. Voilà où en est Marie-Joseph, même après Ducis et Letourneur! La fantaisie, l'imagination, sont lettres closes pour cet esprit emprisonné dans la tradition. Aussi accepte-t-il le vieux moule du

(1) Des héritiers sont rarement d'accord; l'année même de Figaro, Chénier, qui n'avait que vingt ans, écrivait, à propos de Beaumarchais, ces deux vers ridicules:

Parmi les Tabarins assis au rang suprême,

Doué de tout l'esprit que peut avoir un sot.

(2) Dans son poëme sur les Principes des Arts, Chénier a porté un jugement un peu moins absurde sur Shakespeare qui, selon lui,

Sublime par élans, fut bouffon par accès.

drame classique et le croit-il indispensable. La tragédie nationale de De Belloy transformée avec les idées historiques de Mably et de Thouret, la tragédie romaine de Voltaire refaite avec les fureurs collégiales de Lebeau, en un mot le Siége de Calais et la Mort de César arrangés pour les héros du Jeu de Paume et pour les conquérants de la Bastille, telle est la poétique de Chénier. On peut cependant revendiquer pour lui une certaine intervention propre, un rôle particulier, dans cette histoire de la tragédie. Comme les richesses de l'invention lui manquaient, il n'ajouta rien, bien entendu; mais, comme il avait le bon sens, il retrancha. Ainsi, avec lui, plus de confidents, plus de mythologie; l'amour, cette grande passion du théâtre, est même rejeté sur le second plan, sous prétexte qu'il énerve l'action. Chénier écrit pour une génération de Spartiates. Des œuvres fortes et nues, un grand but politique et une action simple étaient l'idéal de Chénier; il a fini par l'atteindre dans Tibère. On conçoit ce goût des canevas austères à la veille d'une révolution. C'était, au reste, une mode, je dirais presque une nécessité du temps. Au delà des Alpes, elle avait amené la måle sécheresse d'Alfieri (1), et coïncidé avec la réaction d'archaïsme contre la mollesse du Métastase. En France, elle fit succéder à la grâce minaudière des tableaux de Boucher l'imposante raideur de David, à la fadeur de Bernis et de Dorat la poésie forte et tendue de Le Brun et de Chénier. Chénier, avec sa forme froide, dure, ampoulée, mais ferme et quelquefois éclatante, était l'interprète vrai de son temps. Cela correspondait merveilleusement à l'imitation des mœurs latines, à tous ces souvenirs du forum qu'affectaient les tribuns drapés en Brutus. Dès lors, le drame ne chercha plus à peindre la vérité historique; il voulut seulement mettre des opinions en présence. Dans le théâtre de Chénier, l'homme du moyen âge est

(1) Chénier avait eu occasion de connaître Alfieri pendant le séjour du poëte italien à Paris, de 87 à 91; peut-être cette liaison ne fut-elle pas san s influence sur les théories dramatiques de Marie-Joseph.

naturellement un aristocrate, le Romain est naturellement un patriote.

La tragédie, entre les mains de Voltaire, avait été une arme tantôt contre la religion, tantôt contre le despotisme. En mettant la Saint-Barthélemy à la scène, en faisant audacieusement de Charles IX un prince qui tirait sur ses sujets au nom même du fanatisme, Marie-Joseph se trouva concentrer en une seule œuvre, résumer d'un coup toutes les haines, toutes les espérances que les poëtes avaient laissé éclater au théâtre depuis cinquante ans. Non-seulement Chénier était par là fidèle à l'opinion, mais on peut dire qu'ici il la devançait avec hardiesse. Charles IX, en effet, avait été commencé dans la première fermentation politique, pendant la lutte de Brienne et du parlement; dès l'été de 88, c'est-à-dire avant le second ministère de Necker, Chénier lisait sa pièce aux comédiens. Le poëte, depuis, a revendiqué avec jalousie cette précocité d'audace : « J'ai conçu, dit-il, j'ai exécuté avant la Révolution une pièce que la Révolution seule pouvait faire représenter. >> Une cour avilie avait bien pu, en effet, s'intéresser et applaudir à une comédie comme Figaro, où elle était bafouée : on s'étourdit en riant; mais il fallait que la monarchie même fût atteinte pour qu'on tolérât Charles IX à la scène. Cela n'était vraiment possible qu'après la prise de la Bastille.

On devine la guerre d'avant-garde qui dut précéder cette grande bataille littéraire. Après avoir lutté pendant un an contre la censure, contre les gentilshommes de la chambre, contre le lieutenant de police, contre les ajournements timorés des comédiens, Chénier finit par éclater. Les retards apportés aussi à son Henri VIII, que Suard refusait obstinément de viser comme censeur, avaient mis sa patience à bout Fatigué de ces sourdes résistances, il fit appel aux journaux, il publia des brochures, il chercha à soulever les faciles susceptibilités de l'opinion: l'opinion fut bientôt pour lui. En juin 1789 parut un premier écrit sur la Liberté des Théâtres, où les censeurs étaient traités « d'agents subalternes et sans talents,

d'eunuques dont le seul plaisir est d'en faire d'autres. » Cela allait droit à Suard. Un mois après vint la Dénonciation des Inquisiteurs de la Pensée. Suard cette fois était désigné nommément; on lui disait que son lit de Procuste ne convenait qu'aux nains, que les aigles se lassaient d'être gouvernés par les dindons, et qu'il faisait un métier indigne d'un homme délicat. Le censeur royal n'y tint plus; mais, fort peureux pour son titre officiel et plus peureux encore pour sa vanité, il n'osa lancer sa réponse, dans le Journal de Paris (1), que sous le couvert de l'anonyme. L'auteur de Charles IX était déchiré ou plutôt égratigné avec détour et non sans malice. L'hypothèse d'un poëte « qui aurait eu des prétentions fortes avec des moyens faibles, » l'insinuation contre les gens médiocres qui voulaient exterminer l'aristocratie de l'esprit, le mot surtout sur les auteurs à qui ne répugnaient pas les applaudissements de la Grève, mirent au vif l'amour-propre de Chénier. Chénier bondit et risposta à ces petits coups de griffe déguisés et perfides par une plaisanterie cruelle: une lettre, une parodie, parut sous le nom même de Súard (2), où Suard était vilipende avec une verve amère, avec une ironie âcre et pénétrante. MarieJoseph faisait dire par le censeur royal à l'anonyme du Journal de Paris (qui n'était autre que Suard lui-même): « Si vous pouviez aussi bien cacher vos oreilles, vous seriez sûr d'être parfaitement inconnu. » Suard se le tint pour dit et se tut. Bientôt la marche des choses donna gain de cause à Chénier.

Cette escrime d'auteurs, cette guerre de plume, cessèrent bientôt; des journaux l'affaire passait aux clubs et à la rue. Dans l'universel enthousiasme d'alors, dans cet enivrement de liberté qui enflammait les esprits, la moindre résistance du pou

(1) Elle est réimprimée dans ses Mélanges, t. IV, p. 309.

(2) Elle a pour titre : A messieurs les Parisiens sur la tragédie de Charles IX, par M. Suard, de l'Académie française. On ne l'a reproduite dans aucune des éditions de Chénier. M. Ravenel, à qui toutes ces curiosités bibliographiques sont familières, et qui sait ne pas être avare de son ingénieuse érudition, a donné une réimpression de cette pièce.

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