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ne soit pas un défaut, il faut atteindre à la beauté autrement que par intervalles, car les vices de détails apparaissent par là bien davantage. Ainsi est-on frappé, dans beaucoup d'ouvrages de Lemercier, de l'absence de mesure et de correction, d'un certain manque de tours délicats, d'une inexpérience presque novice des moindres manéges de l'écrivain. Et comment le poëte aurait-il eu le loisir de polir et de perfectionner? Les tentatives les plus variées, les genres les plus opposés l'ont séduit, l'ont attiré tour à tour. Malheureusement il ne suffit pas d'avoir l'instinct des entreprises en tous sens et des conquêtes indéfinies. A combien de natures l'universalité réussit-elle? Les hommes doués comme Goethe seront toujours, à travers les siècles, de bien rares exceptions, et l'infatigable démon de l'esprit a pu seul suppléer à tout chez Voltaire. A le bien prendre, c'est plus le talent que le génie, c'est plutôt le goût que la force qui ont fait défaut à Lemercier; aussi n'a-t-il eu que des éclats, mais des éclats qui doivent suffire à sauver son nom, à consacrer quelques-unes de ses œuvres.

Il est facile de comprendre combien le poëte eût gagné à ne pas éparpiller ainsi ses forces. Cette facilité prodigue lui a été fatale, comme elle l'est, comme elle continuera de l'être aux écrivains de notre temps qui se fient à la verve de l'improvisation. Maintenant on s'égare en croyant imiter les architectes du moyen âge; on a hâte de bâtir incessamment, et, pour cela, on entoure souvent de masures, bientôt délabrées, quelque édifice heureux sur lequel l'œil se serait arrêté peut-être, si tant de mesquines constructions n'en masquaient la meilleure part. Toutefois, il faut le dire à la louange de Lemercier, chez lui c'était une abondance naturelle; jamais l'art ne fut un métier à ses yeux. Loin de ces préoccupations besoigneuses qu'on ne saurait trop flétrir, il a toujours au contraire poursuivi un but idéal qu'il n'a pas atteint, mais qui honore son caractère. Au milieu des habitudes rebelles et des sympathies contraires de son temps, son penchant natif l'a poussé à des innovations qui le feront regarder, en histoire littéraire, comme l'avant-coureur

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hardi et incomplet de l'école moderne, comme le prophète d'une cause qui depuis a eu plus d'un messie trompeur.

La nature, éternellement féconde, ne s'est jamais peut-être montrée moins avare de talents littéraires que dans notre siècle; mais rien ne les tempère, et ce qui manque partout, c'est la sobriété, c'est la mesure, c'est la proportion, c'est cette alliance d'une raison sévère avec l'imagination, qui seule fait le génie. L'œuvre aux trois quarts échouée de Lemercier devrait être un enseignement pour les générations nouvelles. Sans doute, le poëte a laissé de quoi suffire à une belle gloire. Mais s'il n'avait écrit qu'Agamemnon, Pinto (ajouterai-je les Quatre Metamorphoses?), peut-être serait-il demeuré au premier plan.

Quoi qu'il en soit, les autres essais de Lemercier ont aussi leur prix; ces hauts instincts, ces soulèvements d'un talent grandiose et bientôt intercepté, ces contradictions qui sont celles du temps même, ce laborieux enfantement qui a peu produit d'œuvres égales à ses efforts, tant de génie presque, tant de caractère et de vertu supérieurs à ce qui en est sorti, tout assure une honorable place, dans l'histoire des lettres, à ce vétéran de la poésie moderne, longtemps aigri dans sa tardive vieillesse parmi des générations plus jeunes. Tous nous l'avons connu et par conséquent aimé, nous lui avons pardonné le seul et bien exclusif défaut de son déclin, son ombrageuse susceptibilité, son injustice même pour ces poëtes qui l'ont suivi, et dont le plus grand défaut est cependant de lui trop ressembler (1).

(1) Lemercier est mort à Paris le 7 juin 1840. Il a en pour successeur à l'Académie M. Victor Hugo.

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SAINT-MARC GIRARDIN."

Il arrive, à ce qu'il paraît, un âge dans la vie de tout écrivain où le fauteuil académique a d'irrésistibles séductions. La cire même dont les critiques avaient bouché leurs oreilles, pour passer devant la sirène, finit avec le temps par se fondre. A vingt ans, on aiguise sa plume contre les quarante; vingt ans plus tard, on fait sa visite aux trente-neuf. Voilà deux siècles que les choses vont ainsi, et qu'à un moment donné ces sortes d'épigrammes se métamorphosent en aménités. Les aménités sont une gymnastique préparatoire imposée à toutes les espèces de candidats. Il y a donc un moyen sûr pour l'Académie d'avoir à la longue raison des critiques, et ce moyen, c'est la vertu qu'on nomme patience, la même vertu précisément que l'Académie, en quelques-unes de ses séances, se plaît, par une juste réciprocité, à éprouver chez les critiques. Voyant, l'autre jour, M. Saint-Marc Girardin debout devant le pupitre du récipiendaire et M. Victor Hugo assis dans le fauteuil du directeur, je me demandais si le hasard, en chargeant comme à plaisir le poëte de répondre au professeur qui s'était constitué son libre

(1) Voir Revue des Deux Mundes, 15 février 1845.

juge, avait aussi voulu faire une malice, et ménager aux confrères de l'auteur des Burgraves quelque piquante revanche contre la critique. M. Hugo s'est bien vite chargé de nous détromper et de convaincre l'auditoire qu'il ne parlait que pour son compte. A moins qu'Olympio pourtant ne s'imagine être à lui seul tout l'Olympe! Mais Jupiter n'avait pas cette prétention.

Nous ne sommes pas pour rien dans un troisième siècle littéraire, et il faut bien qu'on se résigne à voir les écrivains du genre critique prendre quelquefois le pas sur les écrivains créateurs, comme les appelle fastueusement M. de Balzac dans ses préfaces qu'on ne lit plus, en tête de romans qu'on ne lit guère. Ah! sans doute les créations, comme vous dites dans votre emphatique langage, font avant tout l'honneur des lettres, l'honneur même de la poésie de notre temps. Aussi l'Académie, qui avait bien des raisons momentanées de bouder cette jeune poésie, a-t-elle fini par lui rendre hommage: après s'être un peu fait prier, elle a mis, comme le public, son apostille aux Harmonies, aux Feuilles d'Automne, aux Consolations; à la prochaine rencontre, elle est disposée, dit-on, à la mettre sur Éloa. Il y a déjà quinze ans qu'elle aurait, tout d'une voix, adopté l'illustre auteur des Chansons, si M. de Béranger n'avait montré à ce propos autant et plus de coquetterie que l'Académie ellemême. Mais, à l'heure qu'il est, les poëtes semblent faire défaut chez ceux qui pourront arriver un jour, l'âge manque; chez ceux qui ont l'âge, c'est autre chose, c'est le présent qui fait par trop contraste avec le passé. Ainsi, pour citer au hasard quelques exemples, le petit poëme si virginal de Marie, ainsi les vers fortement colorés du Pianto avaient suscité des espérances que l'avenir n'a point tenues. Maintenant M. Brizeux a tout à fait besoin de ressaisir, par une œuvre nouvelle, cette première veine si fraîche qui s'est amaigrie et comme séchée dans ses Ternaires; d'un autre côté, après le vide affligeant des Rimes héroïques, on se prend à douter que l'art désormais ait quelque chose à attendre de M. Auguste Barbier. Il ne faut

pourtant pas désespérer de l'avenir; j'en serais triste surtout pour cet autre poëte bien autrement vif et original, qui s'élançait dans la gloire comme un chasseur du Tyrol :

Jetant au vent son cœur, sa flèche et sa chanson,

et qui, las aujourd'hui de l'air libre des montagnes et aspirant, comme Mignon, au doux climat des loisirs, se laisse aller à cette pente périlleuse du far niente, dont le moindre inconvénient est de ne pas mener à l'Académie.

Il est donc évident que l'Académie bientôt aura épuisé la liste des poëtes de quelque renom. Que fera-t-elle alors?... « Mais, répondra-t-on aussitôt, il se trouve que vous omettez toute une classe d'auteurs, et que c'est précisément celle-là, celle-là seule, que le public lit. Il s'agit bien de critiques vraiment! que ne nous parlez-vous du roman de tous les jours et de tout le monde, du roman qu'on s'arrache sous forme de feuilletons, qu'on réapplaudit sous forme de drame, qu'on broche en in-octavo, qu'on relie en illustrations? que ne nous parlez-vous du roman qui donne (et c'est là le point capital) à l'écrivain un équipage pour aller à l'Institut, et au journal des abonnés dont le défraieront ses annonces?» Voilà ce que répliquera la littérature facile, et la littérature facile aura raison. Si en effet on consent dorénavant à prendre la curiosité pour le bon goût, le scandale pour l'intérêt, et la notoriété pour la réputation, je crois que l'Académie fera bien de recruter ses nouveaux membres dans cette région bruyante des lettres qu'on sait être assez limitrophe de l'industrie pour qu'il surgisse à chaque instant des questions de territoire.

Et d'abord, il y aurait le roi de céans, porté en triomphateur sur le pavois de la presse quotidienne qu'il domine; heureux metteur en scène qui sait dérober son médiocre style par l'entrain du mélodrame; homme de ressources qui a inventé fort à propos le conte en dix volumes comme un remède topique pour les journaux in extremis; sceptique spirituel qui s'est encapuchonné par occasion d'une robe de socialiste; homme ha

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