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core que je sois ennemie déclarée de toutes les femmes qui font les savantes, je ne laisse pas de trouver l'autre extrémité fort condamnable, et d'être souvent épouvantée de voir tant de femmes de qualité avec une ignorance si grossière, que, selon moi, elles déshonorent notre sexe. En effet, la difficulté de savoir quelque chose avec bienséance ne vient pas tant à une femme de ce qu'elle sait que de ce que les autres ne savent pas, et c'est sans doute la singularité qui fait qu'il est très difficile d'être comme les autres ne sont point, sans s'exposer à être blàmée; car, à parler véritablement, je ne sache rien de plus injurieux à notre sexe que de dire qu'une femme n'est point obligée de rien apprendre. Mais, si cela est, je voudrais donc en même temps qu'on lui défendit de parler, et qu'on ne lui apprit point à écrire; car, si elle doit écrire et parler, il faut qu'on lui permette toutes les choses qui peuvent lui éclairer l'esprit, lui former le jugement, et lui apprendre à bien parler et à bien écrire. Sérieusement, y a-t-il rien de plus bizarre que de voir comment on agit pour l'ordinaire en l'éducation des femmes? On ne veut pas qu'elles soient coquettes ni galantes, et on leur permet pourtant d'apprendre soigneusement tout ce qui est propre à la galanterie, sans leur permettre de savoir rien qui puisse fortifier leur vertu ni occuper leur esprit. En effet, toutes ces grandes réprimandes qu'on leur fait dans leur première jeunesse de n'être pas assez propres1, de ne pas s'habiller d'assez bon air, et de n'étudier pas assez les leçons que leurs maîtres à danser et à chanter leur donnent, ne prouvent-elles pas ce que je dis? Et ce qu'il y a de rare est qu'une femme qui ne peut danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa vie, en emploie dix ou douze à apprendre continuellement ce qu'elle ne doit faire que cinq ou six : et à cette même personne qui est obligée d'a

1. Se disait au sens d'élégant, de bien mis, de bien soigné. - « Comment, Monsieur Jourdain, vous voilà le plus propre du monde ! » (MOLIÈRE, Bourgeois gentilhomme, III, 1v.) – « Je fis mon lundi gras avec la princesse un petit diner aussi bon, aussi délicat, aussi propre qu'il est possible. » (SÉVIGNÉ, 7 mars 1686.)

voir du jugement jusques à la mort et de parler jusques à son dernier soupir, on ne lui apprend rien du tout qui puisse la faire parler plus agréablement, ni la faire agir avec plus de conduite; et vu la manière dont il y a des dames qui passent leur vie, on dirait qu'on leur a défendu d'avoir de la raison et du bon sens, et qu'elles ne sont au monde que pour dormir, pour être grasses, pour être belles, pour ne rien faire, et pour ne dire que des sottises; et je suis assurée qu'il n'y a personne dans cette compagnie, qui n'en connaisse quelqu'une à qui ce que je dis convient. En mon particulier, j'en sais une qui dort plus de douze heures tous les jours, qui en emploie trois ou quatre à s'habiller, ou, pour mieux dire, à ne s'habiller point, car plus de la moitié de ce temps là se passe à ne rien faire, ou à défaire ce qui avait été déjà fait. Ensuite elle en emploie encore bien deux ou trois à faire divers repas, et tout le reste à recevoir des gens à qui elle ne sait que dire, ou à aller chez d'autres qui ne savent de quoi l'entretenir; jugez après cela si la vie de cette personne n'est pas bien employée.

Je suis persuadée que la raison de ce peu de temps qu'ont toutes les femmes est sans doute que rien n'occupe davantage qu'une longue oisiveté; joint qu'elles se font presque toutes de grandes affaires de fort petites choses, et qu'une boucle de leurs cheveux mal tournée leur emporte plus de temps à la mieux tourner que ne ferait une chose fort utile et fort agréable tout ensemble. Il ne faut pourtant pas qu'on s'imagine que je veuille qu'une femme ne soit point propre1, et qu'elle ne sache ni danser ni chanter; car, au contraire, je veux qu'elle sache toutes les choses divertissantes; mais, à dire la vérité, je voudrais qu'on eût autant de soin d'orner son esprit que son corps, et qu'entre être ignorante et savante, on prît un chemin entre ces deux extrémités, qui empêchât d'être incommode par une suffisance impertinente ou par une stupidité ennuyeuse. Le Grand Cyrus, livre II.

1. V. la note 1 de la page précédente.

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De l'utilité de la lecture pour les femmes.

Il se trouve des femmes qui ont naturellement beaucoup d'esprit, qui ne lisent presque jamais, et, ce qu'il y a selon moi de plus étrange, c'est que ces femmes qui ont infiniment de l'esprit', aiment mieux s'ennuyer quelquefois horriblement, lorsqu'elles sont seules, que de s'accoutumer à lire et à se faire une compagnie, telle qu'elles la pourraient souhaiter, en choisissant une lecture enjouée ou sérieuse, selon leur humeur. Il est certain que la lecture éclaire si fort l'esprit et forme si bien le jugement, que la conversation toute seule ne peut le faire aussi tôt ni aussi parfaitement. En effet, la conversation ne vous donne que les premières pensées de ceux qui vous parlent, qui sont bien souvent des pensées tumultueuses, que ceux mêmes qui les ont eues condamnent un quart d'heure après; mais la lecture vous donne le dernier effort de l'esprit de ceux qui ont fait les livres que vous lisez; de sorte que, quand même on ne lit simplement que pour son plaisir, il en demeure toujours quelque chose dans l'esprit, qui le pare et qui l'éclaire, et empèche cette personne de tomber dans des ignorances grossières qui choquent terriblement tous ceux qui n'en sont pas capables. Mais où trouver le temps de lire et d'apprendre quelque chose? Je ne demande pour cela que celui que les dames perdent à ne rien faire, ou à faire des choses inutiles, et il y en aura de reste pour en savoir assez pour avoir besoin d'en cacher. Le Grand Cyrus, ibid.

1. L'usage de dire, Il a infiniment d'esprit, ou, Il a de l'esprit infiniment, a prévalu. L'absence d'article, dans la première de ces deux façons de dire, vient de ce qu'on assimile infiniment à beaucoup, bien qu'il n'y ait pas, en bonne grammaire, équivalence entre ces deux adverbes.

De la conversation.

... Mais encore, voudrais-je bien savoir plus précisément comment vous concevez que doit être la conversation. — Je conçois qu'à en parler en général, elle doit être plus souvent de choses ordinaires et galantes que de grandes choses. Mais je conçois pourtant qu'il n'est rien qui n'y puisse entrer; qu'elle doit être libre et diversifiée, selon les temps, les lieux et les personnes avec qui l'on est; et que le secret est de parler toujours noblernent des choses basses; assez simplement des choses élevées, et fort galamment des choses galantes, sans empressement et sans affectation. Ainsi, quoique la conversation doive être toujours également naturelle et raisonnable, je ne laisse pas de dire qu'il y a des occasions où les sciences mêmes peuvent y entrer de bonne grâce, et où les folies agréables peuvent aussi y trouver leur place, pourvu qu'elles soient adroites, modestes et galantes. De sorte qu'à parler raisonnablement, on peut assurer sans mensonge, qu'il n'est rien qu'on ne puisse dire dans la conversation, pourvu qu'on ait de l'esprit et du jugement, et que l'on considère bien où l'on est, à qui l'on parle et qui l'on est soi-même. Cependant, quoique le jugement soit absolument nécessaire pour ne dire jamais rien de mal à propos, il faut

1. Galant se disait, se dit encore, des choses agréables, distinguées, bien entendues dans leur genre, et faites pour plaire. - «Un bracelet, le plus brillant et le plus galant qui fut jamais... » (VOITURE, Lettres, xx111.) — a Je loue fort la lettre que vous avez écrite au roi : je la trouve d'un style noble, libre et galant, qui me plait fort. » (SÉVIGNÉ, Au comte de Bussy, 27 juin 1679.)

2.

Propos, agréables commerces,

Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque-là qu'en votre entretien

La bagatelle a part: le monde n'en croit rien :
Laissons le monde et sa croyance:

La bagatelle, la science,

Les chimères, le rien, tout est bon je soutiens
Qu'il faut de tout aux entretiens :

C'est un parterre où Flore épand ses biens :
Sur différentes fleurs l'abeille s'y repose,

Et fait du miel de toute chose.

LA FONTAINE, A Ma de la Sublière, Fables, X, L

pourtant que la conversation paraisse si libre, qu'il semble qu'on ne rejette aucune de ses pensées, et qu'on die1 tout ce qui vient à la fantaisie, sans avoir nul dessein affecté de parler plutôt d'une chose que d'une autre. Il n'y a rien de plus ridicule que ces gens qui ont certains sujets où ils disent des merveilles, et qui, hors de là, ne disent que des sottises. Ainsi je veux qu'on ne sache jamais ce que l'on doit dire, et qu'on sache pourtant toujours bien ce que l'on dit. Car, si on agit de cette sorte, les femmes ne feront point les savantes mal à propos, ni les ignorantes avec excès; et chacun ne dira que ce qu'il devra dire pour rendre la conversation agréable. Mais ce qu'il y a de plus nécessaire pour la rendre douce et divertissante, c'est qu'il faut qu'il y ait un certain esprit de politesse qui en bannisse absolument toutes les railleries aigres, aussi bien que toutes celles qui peuvent tant soit peu offenser la pudeur. Et je veux qu'on sache si bien l'art de détourner les choses, qu'on puisse dire une galanterie à la plus sévère femme du monde; qu'on puisse conter agréablement une bagatelle à des gens graves et sérieux ; qu'on puisse parler, à propos, de science à des ignorants, si l'on y est forcé; et qu'on puisse enfin changer son esprit selon les choses. dont on parle et selon les gens qu'on entretient. Mais, outre tout ce que je viens de dire, je veux encore qu'il y ait un certain esprit de joie qui y règne, qui sans tenir rien de la folie de ces rieurs éternels qui mènent un si grand bruit pour si peu de chose, inspire pourtant dans le cœur de tous ceux de la compagnie une disposition à se divertir de tout et à ne s'ennuyer de rien et je veux qu'on dise de grandes et de petites choses, pourvu qu'on les dise toujours bien, et que, sans y avoir nulle contrainte, on ne parle pourtant jamais que de ce dont on doit parler.

Conversations sur divers sujets, 16892.

1. Cette forme ancienne du subjonctif se rencontre fréquemment dans la langue du xvir siècle.

2. M. de Sévigné écrivait, de cet ouvrage, en 1680: « M. de Scudéry vient

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