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quoi passer la nuit ici à décrire ce qui se voit, s'entend dans ma délicieuse chambrette, ce qui vient m'y visiter, de petits insectes, noirs comme la nuit, de petits papillons, mouchetés, tailladés, volant comme des fous autour de ma lampe. En voilà un qui brûle, en voilà un qui part, en voilà un qui vient, qui revient, et sur la table quelque chose comme un grain de poussière qui marche. Que d'habitants dans ce peu d'espace! un mot, un regard à chacun, une question sur leur famille, leur vie, leur contrée, nous mènerait à l'infini; il vaut mieux faire ma prière ici devant ma fenêtre, devant l'infini du ciel.

30 juillet. Me voici après huit jours, après une chute, après la mort qui m'a tenue et m'a laissée, au vouloir de Dieu. Oh! c'est bien Dieu qui m'a sauvée, qui m'a voulue encore sur la terre, ici, près de papa, dans ma chambrette à présent pour t'écrire et à bien d'autres, pour faire je ne sais quoi de bon, de doux, d'utile de ma vie, tout ce que je pourrai. Je t'ai conté mon aventure ce matin dans une lettre. A présent, je veux te dire mon bonheur de venir enfin à Paris, non pas à Paris, à ton mariage', c'est cela que je viens voir; j'ai cela bien avant dans le cœur.

Quel homme que Hugo! je viens d'en lire quelque chose : il est divin, il est infernal, il est sage, il est fou, il est peuple, il est roi, il est homme, femme, peintre, poète, sculpteur, il est tout; il a tout vu, tout fait, tout senti; il m'étonne, me repousse et m'enchante; à peine si je le connais pourtant...

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10 août (1838). Je lis le sermon Sur l'honneur: il s'agit de la vanité humaine et de tout son train. « Tant de fois comte,

1. Maurice de Guérin épousa peu après une créole, jeune, charmante, selon son cœur, et riche; tous les bonheurs lui venaient avec elle; mais il n'en jouit guère plus d'une année.

2. Ce langage ne doit point étonner dans une telle bouche. Eugénie de Guérin, cette âme tendre, pieuse, timorée, adorait Lamartine (V. Journal, 11 avril 1836), et résistait à Victor Hugo. D'ailleurs, combien d'autres lecteurs ont éprouvé ces impressions contradictoires en présence du grand poète!

tant de fois seigneur, possesseur de tant de richesses, maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils et ainsi du reste; toutefois qu'il se multiplie autant qu'il lui plaira, il ne faut toujours pour l'abattre qu'une seule mort. Mais il n'y pense pas, et dans cet accroissement infini que notre vanité s'imagine, il ne s'avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui seul, néanmoins, le mesure au juste. » Quel homme, conduisant tout au cercueil! Nul comme Bossuet n'a su rendre la mort frappante et solennelle: il vous atterre.

Juillet (1839) 1. Je ne sais ce que j'allais dire hier à cet endroit interrompu. Toujours larmes et regrets... Les douleurs profondes sont comme la mer, avancent, creusent toujours davantage. Huit soirs, ce soir, que tu reposes là-bas à Andillac, dans ton lit de terre. O Dieu, mon Dieu! consolez-moi! Faitesmoi voir et espérer au delà de la tombe, plus haut que n'est tombé ce corps. Le ciel, le ciel! oh! que mon âme monte au ciel !

Aujourd'hui grande venue de lettres que je n'ai pas lues. Que lire là-dedans? Des mots qui ne disent rien. Toute consolation humaine est vide. Que j'éprouve cruellement la vérité de ces paroles de l'Imitation!

Ta berceuse est venue, la pauvre femme, toute larmes, et portant gâteaux et figues que tu aurais mangés. Quel chagrin m'ont donné ces figues! Le plus petit plaisir que je te vois venir me semble immense. Et le ciel si beau, et les cigales, le bruit des champs, la cadence des fléaux sur l'aire, tout cela qui te charmerait, me désole. Dans tout je vois la mort. Cette femme, cette berceuse qui t'a veillé et tenu un an malade sur ses genoux, m'a porté plus de douleur que n'eût fait un drap mortuaire. Déchirante apparition du passé : berceau et tombe. Je passerais

1. Maurice, ramené mourant par sa sœur au Cayla, s'y était éteint le 19 de ce même mois.

la nuit ici avec toi sur ce papier; mais l'àme veut prier, l'âme te fera plus de bien que le cœur.

Chaque fois que je pose la plume ici, une lame me passe au cœur. Je ne sais si je continuerai d'écrire. A quoi sert ce journal? Pour qui? hélas! Et cependant je l'aime comme on aime une boite funèbre, un reliquaire où se trouve un cœur mort, tout embaumé de sainteté et d'amour. Ainsi ce papier, où je te conserve, ami tant aimé, où je te garde un parlant souvenir, où je te retrouverai dans ma vieillesse... si je vieillis. Oh oui! viendront les jours où je n'aurai de vie que dans le passé, le passé avec toi, près de toi jeune, intelligent, aimable, sensibilisant tout ce qui t'approchait, tel que je te vois, tel que tu nous as quittés. Maintenant je ne sais ce qu'est ma vie, si je vis. Tout est changé au dedans, au dehors... Mon Dieu! que ces lettres sont déchirantes, ces lettres du bon marquis et de ton ami surtout. Oh! celles-ci, qu'elles m'ont fait pleurer! Il y a là-dedans tant de larmes pour mes larmes! Cet intime ami me touche comme ferait te voir. Mon cher Maurice, tout ce que tu as aimé m'est cher, me semble une portion de toi-même. Frère et sœur nous serons avec M. d'Aurevilly 1. Il se dit mon frère.

Lu les confessions de saint Augustin à l'endroit de la mort de son ami. Trouvé un charme de vérité, une saillante expression de douleur à cette lecture qui m'a fait du bien. Les saints savent toujours mêler quelque chose de consolant à leurs larmes.

20 juillet (1840). C'est une bien triste et précieuse relique que l'écriture des morts, reste ou plutôt image de leur âme qui se trace sur le papier. Depuis plusieurs jours j'ai regardé aussi

1. C'est l'écrivain original, incisif, éblouissant, auquel on doit de si remarquables œuvres d'imagination et de critique. M. Barbey d'Aurevilly avait connu le frère d'Eugénie à Paris, s'était attaché à lui d'une vive affection, avait soutenu de ses encouragements et de ses conseils les premiers pas d'un talent qu'il jugeait plein d'avenir. — Il a très activement aidé M. Trébutien, de Caen, à sauver de l'oubli les ébauches de Maurice, le journal de sa sœur, les lettres de tous les deux.

mon cher Maurice dans ses lettres que j'ai mises par ordre, paquet funèbre où tant de choses sont renfermées. O la belle intelligence, et quelle profusion de trésors! Plus je vis et plus je vois ce que nous avons perdu en Maurice. Par combien d'endroits n'était-il pas attachant! Noble jeune homme, d'une nature si élevée, rare et exquise, d'un idéal si beau, qu'il ne hantait rien que par la poésie: n'eût-il pas charmé par tous les charmes du cœur?

C'est bien vouloir s'enivrer de tristesse, de revenir sur ce passé, de feuilleter ces papiers, de rouvrir ces cahiers pleins de lui. O puissance des souvenirs! Ces choses mortes me font, je crois, plus d'impression que de leur vivant, et le ressentir est plus fort que le sentir...

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