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vieillesse, le chagrin, et comme la honte de vieillir avaient fait en lui d'affreux ravages. Tout s'était affaissé, l'âme et le corps. Il ne marchait plus qu'en apparence; ses jambes grêles et fléchissantes ne le portaient pas; on le soutenait, et il en ressentait une contrariété ingrate1. A un passage du discours de Ballanche où il était nommé, il pleura comme un enfant 2; il tira de sa poche pour essuyer ses larmes un immense mouchoir à carreaux bleus qui me rappela, par contraste, la rose épanouie dont il jouait gracieusement pendant la visite de ma mère à l'ambassade de France. La caducité de Chateaubriand me fit mal à voir. Toutefois la première impression, la première et noble image qui s'était gravée de lui dans ma mémoire me revint plus tard et finit par chasser l'autre. Je lui gardai un culte; de secrètes affinités m'attiraient vers ce gentilhomme, voyageur à travers le monde et les idées. Encore aujourd'hui, certaines pages de René, certains tableaux des Mémoires d'outre-tombe exercent sur mon esprit une séduction que je ne saurais attribuer uniquement à leur beauté littéraire...

Delphine Gay.

Mes Souvenirs.

Femme d'un receveur général, Mme Gay avait eu un salon vers la fin du Directoire; sa beauté hardie, son esprit et ses romans lui avaient fait un nom. Accoutumée au bruit, lorsque vint la mauvaise fortune, elle ne voulut point rentrer dans le silence.

1. « Ceux qui l'ont connu savent qu'il n'a jamais pu se consoler de vieillir, qu'il n'y a jamais consenti; il a pris la vieillesse comme un simple affront.

M. de Chateaubriand, qui n'avait de beau que la tête, mais qui l'avait si belle, ne pardonna jamais au Temps de la lui avoir touchée et d'en avoir fait même une belle tête de vieillard. Il considérait comme un outrage singulier et personnel d'être atteint par le Temps... » (Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe litté raire sous l'Empire, ch. 11.)

2. Daniel Stern oublie l'accueil enthousiaste que, ce jour-là, Chateaubriand reçut du public à son entrée dans l'hémicycle des académiciens, et l'ovation dont il fut l'objet à un certain endroit du discours du récipiendaire; c'est devant cette émotion de l'assemblée qu'on vit l'illustre vieillard « pleurer comme un enfant. »>

Tout en elle était sonore, ses amours, ses amitiés, ses haines, ses défauts, ses vertus, car elle en avait sa maternité le fut plus que tout le reste.

Sa fille, dès qu'elle la vit belle, dès qu'elle put deviner son génie, lui fut une occasion, un prétexte, une espérance, et bientôt une certitude exaltée de ramener à son foyer l'éclat. La production de la petite merveille, la mise en scène de ses talents précoces occupa et passionna les ambitions ranimées de Mme Gay. Elle rêva de lauriers, de chars poudreux dans l'arène, de princes subjugués, d'époux illustres, souverains ou tout au moins grands hommes; à la candide enfant que visitait la muse immortelle, elle enseigna l'art des salons, l'ode de circonstance, la strophe catholique et royaliste. Elle la voulut toujours à ses côtés dans les occasions fastueuses, déclamant ou déclamée, au tombeau de Charlemagne, au sacre de Charles X, au cap Misène, au Panthéon, au Capitole, partout enfin, comme elle le faisait dire aux panégyristes, innocente et charmante, jouant avec la gloire! Chosc étrange, toute cette gloriole, toute cette piaffe de Pégase autour de l'enfant, ne servit qu'à la faire paraître, par contraste, plus sérieuse et plus modeste. Jamais je n'oublierai l'impression qu'elle fit sur moi la première fois que je la vis. C'était pendant l'hiver de l'année 1825. Ma mère donnait, dans son appartement de la place Vendôme, des soirées de musique. J'avais déjà, moi aussi, ma petite gloriole : un talent de piano qui, au faubourg Saint-Germain, passait pour extraordinaire. Un de nos habitués, le docteur Koreff, médecin du prince de Hardenberg, familier chez le prince de Talleyrand, renommé pour son esprit caustique et ses épigrammes, dit à ma mère que Mme Gay et sa fille désiraient de m'entendre et de lui être pré

1. Née à Aix-la-Chapelle, Delphine Gay avait été baptisée, disait-on, au tombeau de Charlemagne; elle était venue assister au sacre de Charles X, muse designée pour le chanter; dans son voyage d'Italie, elle avait fait, en souvenir de la Corinne de Me de Staël, le pèlerinage du cap Misène; un jour, elle avait solennellement récité son ode A sainte Geneviève, sous la coupole du Panthéon, devant les peintures de Gros. Sur son triomphe au Capitole romain, V. plus haut, p. 570, Notice.

sentées. Il demandait, pour ces dames, une invitation à notre prochain concert. La pensée que j'allais voir cette glorieuse Delphine, que je jouerais devant elle, que je lui parlerais, m'exalta. Dès l'enfance, mon imagination allemande se passionnait pour le génie. Un poète m'apparaissant sous les traits d'une femme, d'une belle jeune fille, un poète charmant qui désirait me connaître, qui peut-être me donnerait son amitié, c'était de quoi me faire perdre le sang-froid et le sommeil.

Le jour du concert arriva; Delphine entra chez nous, grave et simple, vêtue de blanc, le regard tranquille, le front sérieux, ses longs cheveux blonds, sans ornements, retombant des deux côtés de son beau visage en riches ondulations. Elle suivait en silence sa tapageuse mère. Je lui dis à peine quelques paroles; on m'appelait au piano. Je jouai avec émotion, avec une puissance que je ne me connaissais pas ; je fus extrêmement applaudie. Le morceau terminé, Mme Gay, se levant avec fracas, s'avança vers moi, et, de sa voix de théâtre : « Delphine vous a comprise,» s'écria-t-elle. On nous regardait. Je restai tout interdite. Delphine, qui s'était approchée doucement, me tendit la main. Elle retint longtemps la mienne dans une affectueuse et forte étreinte. A partir de ce moment notre amitié se noua. J'avais joué pour elle; je lui demandai de dire pour moi des vers. Elle récita un fragment de son poème de Madeleine1. Elle disait bien,

1. Poème évangélique sur la conversion de la Madeleine, commencé à dix-huit ans, et dont certaines parties sont restées inachevées. L'auteur, à vrai dire, était bien jeune pour traiter un pareil sujet, ainsi qu'elle-même le reconnaissait dans l'invocation du début :

Harpe du roi poète, ô Reine des cantiques,
Toi que David baigna de larmes prophètiques,
Toi que dans le saint temple il a fait retentir,
Toi qui chantas son crime avec son repentir,
Apprends-moi les accords empreints de son génie.

Révèle ce malheur de mon âge inconnu,
Fais crier les remords dans un cœur ingénu :

Pour chanter Madeleine il faut avoir pleuré.

Aussi les pages descriptives sont-elles ce qu'il y a de mieux dans ce poème. V. surtout un tableau des rivages déserts de la mer Morte, chant VII.

sans emphase; son organe était plein et vibrant, son attitude décente, son air noble et sévère. Grande et un peu forte, la tête fièrement attachée sur un cou antique, le profil aquilin, l'œil clair et lumineux, elle avait dans toute sa personne un air de sibylle, accoutrée et quelque peu façonnée à la mode du temps. Il y avait en elle une puissance que l'on sentait bonne. On lisait à son front, dans son regard, une ouverture d'âme qui donnait confiance et enhardissait à l'aimer. Je sentis que je l'aimerais. Elle aussi ne retira point ce qu'il y avait de promesses dans sa main serrant la mienne. Nous continuâmes à nous voir, sans particulière intimité, mais toujours avec sympathie. Après notre mariage à toutes deux, nous fùmes, elle et moi, avec la belle duchesse de Gramont, les trois blondes à la mode dans le faubourg Saint-Germain...

Mes Souvenirs.

MADAME ACKERMANN

Mme Ackermann est née en 1813 à Paris, dans une famille de bourgeoisie aisée, originaire de Picardie. Dès les années d'enfance, elle montra, avec un caractère sérieux, réfléchi, quelque peu sauvage, une intelligence très ouverte et une extraordinaire passion pour la lecture. Élevée d'abord à la campagne, où son père, agréé au tribunal de commerce de Paris, s'était retiré avec les siens en quittant les affaires, mise ensuite, à douze ans, dans une grande institution parisienne, elle s'y distingua entre toutes par les plus rapides succès d'études et même par un talent inattendu. On trouva un jour dans les papiers de l'écolière de très intéressantes preuves d'une vocation poétique naissante. Un de ses professeurs, frappé du mérite de ces essais, en porta quelques-uns à un poète dont il était l'ami, et qui n'était autre que l'auteur des Orientales et des Feuilles d'automne: Victor Hugo les jugea en effet fort dignes d'attention, et joignit à de sérieux encouragements d'utiles conseils. Les éloges et les pronostics qu'un tel accueil valut à la jeune fille, étaient moins un sujet d'orgueil que d'inquiétude pour sa famille, qui, bien que nullement indifférente aux choses d'esprit, s'effrayait à la pensée de nourrir dans son sein une femme auteur. Pour rassurer ses parents, elle dut, en fille obéissante, se résigner à congédier la muse, abjurer toute ambition d'un avenir littéraire : mais incorrigible, même à dix-huit ans, dans son aversion pour le monde et dans son goût de solitude, on dut, de guerre lasse, la laisser vivre à sa guise, à l'ombre du foyer domestique, dans la société de ses chers livres, surtout de ses poètes aimés, et toute aux études diverses qui l'attiraient. La vive curiosité et la facilité rare qu'elle apportait à celle des langues, même des langues anciennes, et que dirigeait utilement par ses conseils le savant M. Eichhoff, lui permit d'étendre singulièrement le choix de ses lectures. Jalouse de se perfectionner dans la connaissance de l'alle

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