Page images
PDF
EPUB

L'on ne connaît pas assez chez nous la puissance de l'art musical... Une chose cependant, aujourd'hui où on se préoccupe avec tant de raison de la destinée du peuple, devrait donner à la musique une importance très grande à nos yeux. La musique est l'art populaire entre tous. Le travailleur ne connaît guère les autres; pour les exercer, il faut du loisir, et le loisir lui manque. Mais la musique, douce et invisible compagne, s'allie au travail, en trompe la monotonie, en soulage la fatigue. Le rythme, la mesure, la cadence impriment aux mouvements de la vie physique une sorte de dignité supérieure, par laquelle ils s'élèvent au-dessus de l'animalité, et prennent, si l'on peut parler ainsi, le caractère humain. Le laboureur chante à son sillon pour ranimer l'ardeur de ses bœufs et son propre courage; le tisserand chante à son métier, dont le bruit devient harmonie; le marinier chante à sa rame, et suit avec complaisance le son longtemps prolongé de sa voix sur les flots silencieux tous, à leur insu même, sont pénétrés par un charme paisible qui les réconcilie, pour quelques instants du moins, avec les rudesses du sort.

Vos églises sont chauffées à la température la plus délectable; de mignardes peintures en décorent les riants plafonds. Les sons enivrants d'une musique d'opéra y bercent l'oreille charmée et réveillent dans les cœurs de tendres souvenirs. Le velours et la soie s'arrondissent en moelleux coussins et vous invitent à la prière. Mille parfums s'exhalent de la dentelle et des tissus précieux qui couvrent les épaules de vos délicates pécheresses. L'atmosphère que l'on respire ici est comine chargée des langueurs d'un printemps éternel. Un jeune prédicateur monte en chaire. Il prodigue dans ses périodes sonores ces fleurs de sacristie dont la grâce artificielle est agréable au goût dévot. Des quêteuses, au regard insinuant, reçoivent vos dons et vous les rendent en sourires... Vous vous applaudissez de ce que de telles églises sont pleines? N'appréhendez-vous point qu'elles le soient trop ? Pour

ma part, je crains, les voyant ainsi remplies, que Dieu n'y trouve plus de place.

Combien l'on retrancherait de paroles de la circulation intellectuelle, si l'on n'en disait que de nécessaires, d'utiles ou seulement d'agréables! La plupart des propos ne sont qu'oiseux. La dignité de l'esprit en souffre. Mais, qui d'entre nous songe que l'esprit a sa dignité comme le caractère?

Il y a un temps du verbe dont on devrait ne pas tant multiplier l'emploi dans le commun discours : c'est l'imparfait du conditionnel. A quoi servent, je vous prie, sinon à fatiguer l'oreille et la conscience, ces perpétuels j'aurais dù prévoir, vous auriez dù faire, etc.? Les esprits fermes ne s'accommodent guère de ces conjugaisons de regrets inutiles.

Un esprit aimable est celui qui n'est affirmatif que dans la mesure strictement nécessaire.

Il y a des paroles qui montent comme la flamme, d'autres qui tombent comme la pluie.

Il y a des gens qui, avec peu de paroles, donnent beaucoup à penser; d'autres qui, avec beaucoup de mots, éveillent peu d'idées. Ils ressemblent à ces deux aiguilles du cadran dont l'une va très vite et ne marque que les secondes, tandis que l'autre, plus lente en sa marche, désigne les heures.

Esquisses morales, pensées, réflexions et maximes,

3e édition, Paris, 1859, 12° chez Techener.

Un maître à danser.

... Le maître à danser, M. Abraham, apportait dans son professorat une gravité extrême. Pénétré de l'importance de son art et des augustes souvenirs de la cour de France avant la Révolution, fier d'avoir enseigné les grâces françaises à cette belle MarieAntoinette, dont il citait complaisamment quelques gaucheries autrichiennes en ses premières leçons; plus fier encore de conserver, seul en France, à l'heure présente, la grande tradition nationale du menuet, avec l'interprétation vraie et les flexions graduées de la révérence, M. Abraham se rendait à lui-même de profonds respects. Il n'arrivait chez ses nobles élèves qu'en voiture et en habit de gala. Il entrait et sortait, s'asseyait et se levait, parlait, grondait, toussait et se mouchait, toujours en cérémonie. Les doigts qu'il posait sur l'archet de son petit violon de poche étaient couverts de brillants énormes, dont chacun lui venait, à son dire, d'une reine ou d'une princesse royale. Depuis sa perruque à frimas jusqu'à la boucle dorée de ses escarpins, depuis son jabot en fine dentelle jusqu'à ses bas noirs strictement tirés sur ses faux mollets, tout en lui se tendait vers la majesté. M. Abraham portait le poids des ans d'un pied léger, d'un jarret souple, qui s'enlevait et retombait en cadence. Ses pas, lorsqu'il les exécutait devant les parents, jamais pour l'élève seule il ne prenait cette peine, étaient d'une précision achevée et d'une aisance juvénile. Sa respiration même n'avait point d'âge et semblait obéir, comme tout le reste de sa personne, à la suprême bienséance dont il s'était constitué le représentant. Quand M. Abraham ressentait la moindre fatigue et craignait de laisser voir en lui la condition mortelle, il se faisait suppléer par une nièce, Mme Coindet, tout imprégnée, elle aussi, d'une solennité risible, et qui m'inspirait, quand elle tirait avec lenteur, de dessous sa robe, son affreux petit crin-crin de poche, une irrésistible tentation de moquerie. La leçon de danse en elle-même,

ser,

[ocr errors]

d'ailleurs, m'était insupportable. Mon naturel se révoltait contre ces grâces apprises, et le premier mensonge dont je dois m'accuje feignis de m'être foulé le pied, me fut suggéré par le désir d'échapper aux démonstrations de beau maintien et de belles manières que me faisaient, pochette en main, le majestueux Abraham ou sa majestueuse nièce. Mes Souvenirs1.

Chateaubriand.

M. de Chateaubriand venait d'être nommé ministre plénipotentiaire de France en Prusse. Il se rendait à Berlin (6 janvier 1821), pour y remplacer M. de Bonnay, et devait, passant par Francfort, s'arrêter un jour chez le comte de Reinhardt. Ma mère, qui désirait de recommander son fils au nouvel ambassadeur, avait prié un attaché à la légation française, M. Denys-Benoist, de la prévenir du passage de l'homme illustre. « Je vous annonce un voyageur, » dit M. Denys-Benoist, d'un air tout heureux en entrant une après-midi dans le petit salon que nous occupions au Vogelstrauss; puis il nous invita, de la part du comte de Reinhardt, à venir prendre le thé, le soir même, à l'ambassade, avec le vicomte de Chateaubriand. Je me sentis très émue à la pensée que j'allais voir tant de gloire. J'avais lu le Génie du Christianisme et les Martyrs. Les tableaux de Guérin, de Girodet, de Gérard, Atala et Chactas, Eudore et Cymodocée, hantaient mon imagination. Je voyais dans mes rêves l'immense Atlantique, les savanes, les forêts, les désérts du Nouveau Monde, les rives du Meschacébé, et surtout cette cellule solitaire sur les grèves de l'Armorique, où l'amour et la foi, la passion et l'honneur se livraient dans l'âme d'Amélie le combat mortel. Je me croyais, moi aussi, en proie au vague des passions, à cet ennui de source divine, dont Chateaubriand répandait, de sa coupe enchantée, sur toute ma génération, la dangereuse ivresse.

1. Paris, 1876, in-12, Lévy frères.

Je me croyais, moi qui n'avais rien fait encore, et presque rien pensé, je me sentais, avec René, « fatiguée de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l'infortune! » J'étais chateaubrianisée enfin, de telle sorte qu'il ne fallut pas moins de deux révolutions et de toute leur puissance d'affranchissement pour m'arracher à ce grand fascinateur, à ce JeanJacques aristocratique, qui régnait alors sur la jeunesse, sur les femmes en particulier, d'un empire aussi absolu que celui de Jean-Jacques plébéien sur le siècle qui venait de finir.

En voyant ma mère faire les apprêts de sa toilette sans s'occuper de la mienne, j'eus le cœur bien gros. Elle s'en aperçut, et, me voyant prête à pleurer, elle me dit de passer une robe pour venir avec elle à l'ambassade. La joie que je ressentis n'est pas imaginable. Il me semblait que j'allais voir un être à part, un homme au-dessus de tous les autres, un demi-dieu ! Le demidieu fut très poli pour ma mère, mais il ne m'adressa pas la parole. Au bout d'une heure, nous partimes sans qu'il eût daigné voir que j'étais là. Moi, je n'avais pas vu qu'il ne me regardait pas, tant je m'étais oubliée à le contempler. Chateaubriand, bien qu'il eût alors cinquante-deux ans et qu'il parût, comme on sait, un peu contrefait à cause de sa tête très forte pour son corps assez petit, était d'une beauté frappante. La grandeur était à son front; dans ses yeux, la flamme; dans sa belle chevelure, le souffle du génie; dans toute sa personne, une grâce superbe, un air d'ambition lassée qui semblait descendre vers vous du haut d'un trône; sur ses épaules inégales, comme une pourpre invisible qui mettait la distance entre lui et le commun des mortels. Quand je revis, cinq ans après, Chateaubriand, c'était dans tout l'éclat d'une fête qu'il donnait au ministère des Affaires étrangères; je le revis encore, et pour la dernière fois, à l'Académie française, un jour qu'il avait voulu y venir pour honorer la réception de Ballanche 1. Combien je le trouvai changé, alors! La

1. En 1844. Chateaubriand avait alors soixante-seize ans.

« PreviousContinue »