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bien avant leurs opinions, que l'on les trouveroit aussi crues 1 comme leurs cerveaux estoient mal faits. Combien y ha il d'autres sciences au monde, lesquelles ne sont que pure resverie, encore que ceux qui en font profession soient estimés grands personnages entre les hommes?... Je n'aurois jamais fait, si je voulois raconter combien d'honneur et de réputation tous les jours se donne à cette Dame, de laquelle vous dites tant de mal.

Mais, pour le dire en un mot, mettez moy au monde un homme totalement sage d'un côté et un fol de l'autre, et prenez garde lequel sera plus estimé. Monsieur le sage attendra que l'on le prie, et demeurera avec sagesse tout seul, sans que l'on l'apelle à gouverner les villes, sans que l'on l'apelle au Conseil ; il voudra escouter, aller posément où il sera mandé, et on ha affaire 2 de gens qui soient prompts et diligents, qui faillent plutôt que de demeurer en chemin. Il aura tout loisir d'aller planter des choux. Le fol ira tant et viendra, en donnera tant à tort et à travers, qu'il rencontrera enfin quelque cerveau pareil au sien qui le poussera et le fera estimer grand homme. Le fol se mettra entre dix mille arquebusades, et possible en eschapera il sera estimé, loué, prisé, suivi d'un chacun. Il dressera quelque entreprise escervelée, de laquelle s'il retourne, il sera mis jusqu'au ciel. Et trouverez vray en somme que pour un homme sage dont on parlera au monde, y en aura dix mille fols qui seront à la vogue du peuple.

Ne vous suffit il de ceci? Assembleray je les maux qui seroient au monde sans Folie, et les commoditez qui proviennent d'elle? Que dureroit mesme le monde, si elle n'empeschoit que l'on ne prévît les fâcheries et hazards qui sont en mariage? Elle

1. Cru se disait, peut se dire encore, au figuré, des choses de l'esprit, au sens de, peu ou mal apprêté, rude, informe, indigeste. « La sagesse toute sèche et toute erue fait mal au cœur. »> (BALZAC, Lettres, VI, 5.) - « C'était (en parlant de la langue de Ronsard) un langage cru et informe. » (FÉNELON, Lettre à l'Académie.) 2. On a besoin. - Qu'ai-je affaire de cet homme-là? (Acad. française.) 3. Au sens de, se donnera tant de mouvement.

empesche que l'on ne les voye, et les cache, afin que le monde se peuple tousjours à la manière accoutumée. Combien dureroient peu aucuns mariages, si la sottise des hommes ou des femmes laissoit voir les vices qui y sont? Qui eust traversé les mers sans avoir Folie pour guide? Se commettre à la miséricorde des vents, des vagues, des bancs et des rochers, perdre la terre de vue, aller par voyes inconnues, trafiquer avec gens barbares et inhumains, d'où est il premièrement venu que de Folie? Et toutefois par là sont communiquées les richesses d'un païs à autre, les sciences, les façons de faire, et ha esté connue la terre, les propriétez et natures des herbes, pierres et animaux. Quelle folie fust ce d'aller sous terre chercher le fer et l'or? Combien de mestiers faudroit il chasser du monde, si Folie en estoit bannie?... Débat de Folie et d'Amour.

A. M. C. D. B. L.

(A MADEMOISELLE CLÉMENCE DE BOURGES, LYONNAISE)

Sur les études des femmes.

Estant le temps venu, Mademoiselle 1, que les sévères lois des hommes n'empeschent plus les femmes de s'appliques aux sciences et disciplines, il me semble que celles qui en ont la commodité doivent employer cette honneste liberté, que nostre sexe a autrefois tant désirée, à icelles apprendre, et montrer aux hommes le tort qu'ils nous faisoient en nous privant du bien et de l'honneur qui nous en pouvoit venir; et si quelcune parvient en tel degré que de pouvoir mettre ses concepcions par

1. C'est à l'amie désignée par ces initiales qu'elle adresse cette épitre dédicatoire du recueil de ses écrits.

escrit, le faire songneusement, et non dédaigner la gloire, et s'en parer plustôt que de chaisnes, anneaux et somptueux habits, lesquels ne pouvons vrayment estimer nostres que par l'usage. Mais l'honneur que la science nous procurera sera entièrement nostre, et ne nous pourra estre osté, ne par finesse de larron, ne force d'ennemis, ne longueur de temps. Si j'eusse esté tant favorisée des cieux que d'avoir l'esprit grand assez pour comprendre1 ce dont il ha eu envie, je servirois en cet endroit plus d'exemple que d'admonicion. Mais ayant passé partie de ma jeunesse à l'exercice de la musique, et ce qui m'a resté de temps, l'ayant trouvé trop court pour la rudesse de mon entendement, et ne pouvant de moy mesme satisfaire au bon vouloir que je porte à nostre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et en vertu passer ou égaler les hommes, je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses dames d'eslever un peu leurs esprits par dessus leurs quenoilles et fuseaux, et s'employer à faire entendre au monde que, si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons nous estre desdaignées pour compagnes, tant ès affaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir. Et outre la réputacion que notre sexe en recevra, nous aurons valu au public que les hommes mettront plus de peine et d'estude aux sciences vertueuses, de peur qu'ils n'ayent honte de voir précéder3 celles desquelles ils ont prétendu estre toujours supérieurs quasi en tout. Pour ce nous faut il animer l'une et l'autre à si louable entreprise, de laquelle ne devez eslongner ny espargner votre esprit, jà de plusieurs et diverses grâces accompagné3, ny vostre jeunesse et autres faveurs de for

1. Pour saisir, embrasser, ce dont il a eu envie (comprehendere).

2. Pourtant, du moins, nous ne devons...

3. L'emporter sur eux.

4. Elle et son amie Clémence de Bourges.

5. Cette Clémence de Bourges, qui semble avoir été la meilleure amie de Louise Labé, était elle-même poète et musicienne. Renommée pour son talent sur l'épinette, elle joua de cet instrument en présence de la cour, lors du voyage que firent à Lyon Henri II et Catherine de Médicis.

tune', pour acquérir cet honneur que les lettres et sciences ont accoutumé porter aux personnes qui les suyvent.

S'il y a quelque chose recommandable après la gloire et l'honneur, le plaisir que l'estude des lettres a accoutumé donner nous y doit chacune inciter qui est autre que les autres récréations, desquelles quand on en a pris tant que l'on veut, on ne se peut vanter d'autre chose que d'avoir passé le temps. Mais celle de l'estude laisse un contentement de soy qui nous demeure plus longuement. Car le passé nous resjouit, et sert plus que le présent. Mais les plaisirs des sentiments se perdent incontinent et ne reviennent jamais, et en est quelquefois la mémoire autant fàcheuse comme les actes ont esté délectables. Davantage les autres voluptez sont telles que, quelque souvenir qui en vienne, si ne nous peut il remettre en telle disposition que nous estions; et quelque imagination forte que nous imprimions en la teste, si connoissons nous bien que ce n'est qu'une ombre du passé qui nous abuse et nous trompe. Mais quand il avient que nous mettons par escrit nos concepcions, combien que puis après notre cerveau coure par une infinité d'affaires et incessamment remue, si est ce que longtemps après, reprenans nos escrits, nous revenons au mesme point et à la mesme disposition où nous estions. Lors nous redouble notre aise; nous retrouvons le plaisir passé qu'avons eu, ou en la matière dont nous escrivions, ou en l'intelligence des sciences où lors estions adonnez. Et outre ce, le jugement que font nos secondes conceptions des premières nous rend un singulier contentement. Ces deux biens qui proviennent d'escrire vous y doivent inciter, estant asseurée que le premier ne faudra d'accompagner vos escrits, comme il fait tous vos autres

1. Elle était fille de Claude de Bourges, seigneur de Myons, général des finances du Piémont.

2. Des sens. — « L'ouye est celui de tous les sentiments qui plus promptement et plus vivement émeut l'âme. » AMYOT, Crassus.

3. De plus, en outre.

4. Cependant, toutefois. Si, en pareil cas, fait office de conjonction adversative. 5. Ne manquera.

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actes et façons de vivre. Le second sera en vous de le prendre1 ou ne l'avoir point, ainsi que ce dont vous escrivez vous contentera. Quant à moy, tant en escrivant premièrement ces jeunesses que en les revoyant depuis, je n'y cherchois autre chose qu'un honneste passe-temps et moyen de fuir oisiveté et n'avois point intention que personne que moy les dust jamais voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j'en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceux qui nous louent) ils m'ont fait à croire que les devois mettre en lumière, je ne les ay osé esconduire, les menassant cependant de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendroit. Et pour ce que les femmes ne se montrent volontiers en public seules, je vous ay choisie pour me servir de guide, vous dédiant ce petit œuvre, que ne vous envoye à autre fin que pour vous acertener du bon vouloir lequel de long temps je vous porte, et vous inciter et faire venir envie, en voyant ce mien œuvre rude et mal bâti, d'en mettre en lumière un autre qui soit mieux limé et de meilleure grâce.

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Dieu vous maintienne en santé,

Votre humble amie,

De Lyon, ce 24 juillet 1555.

Louise LABE.

1. Il dépendra de vous de prendre, de goûter le second...

2. Selon que ce dont vous écrivez...

3. Ces essais, ces audaces de jeunesse : ce que l'on appelait en latin, parmi les doctes de la Renaissance, juvenilia.

4. Vous assurer...

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