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Travaillez, vous êtes déjà poète, si, pour l'être, il suffit de faire très bien les vers. S'il y faut quelque chose de plus, vous êtes capable de l'acquérir. Faites-vous imprimer quand vous l'aurez acquis.

La plastique vous manque, vous le savez; cherchez-la en tout. Byron et Goethe ne s'en sont pas affranchis dans leurs plus fougueuses compositions.

Ne soyez d'aucune école, n'imitez aucun modèle. Ceux qui posent comme tels envient presque toujours les qualités du talent qu'ils censurent et éteignent chez leurs adeptes.

Fuyez Paris, c'est le tombeau des poètes et des artistes. Tout y est chic.

Le troupeau des flots blancs est admirable.

De l'or avec du fer est détestable.

... Rien faire qui vaille un sou n'aura jamais de grâce ni de

sens.

De tout... de rien, du prix des moutons de l'année, est naïf et charmant. Etc., etc.

Ne soyez pas un composé de noble et de plat, de grand et d'étriqué. Soyez correct, c'est plus rare que d'être excentrique par le temps qui court. Plaire par le mauvais goût est devenu plus commun que de recevoir la croix d'honneur.

Hugo, le grand novateur de notre temps, n'a pas triomphé de ces bons classiques dont il s'est moqué, quoiqu'en mille endroits il ait été plus grand qu'eux. Les beautés de détail ne sont rien sans l'ensemble 2.

1. Dans l'application qu'il reçoit ici, ce mot, emprunté au vocabulaire de la statuaire, désigne l'étude savante, patiente, sévère de la forme, le soutenu, l'achevé de l'œuvre d'art, auquel l'écrivain, le poète, n'est pas moins obligé que l'artiste. 2. A ces conseils de goût, familièrement donnés, on reconnait l'écrivain qui, bien qu'appartenant au grand mouvement romantique, est toujours resté classique à certains égards, et surtout par le fond de la langue. jeune poète elle écrivait (1812): « Comme jeune homme et poète ardent, vous manquez souvent de goût, cette chose si fine qu'elle est indéfinissable, et que je ne pourrais jamais vous dire en quoi elle consiste, et, sans elle, pourtant, il n'y a point d'art ni de vraie poésie. » — Sans vouloir « qu'il s'effaçât, qu'il cessât d'être

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A un autre

Vivant comme je vis, je ne puis vous voir, mais je m'intéresse à vous. Cela vous est dû. Je vous souhaite et vous prédis de l'avenir, si vous êtes sévère envers vous-même et patient. Si je puis vous obliger, je le ferai de bon cœur. Mais soyez sûr que si vous produisez une bonne œuvre, vous n'aurez besoin de personne. Soyez sûr, au contraire, que toutes les amitiés littéraires ne feront pas un vrai succès à une production négligée.

George SAND.

A M. Charles Poncy1.

Nohant, 12 septembre 1845.

... Que je vous dise maintenant ce que je suis devenue depuis tant de temps que je vous ai écrit. J'ai été à Paris jusqu'au mois de juin, et depuis ce temps je suis à Nohant jusqu'à l'hiver, comme tous les ans, comme toujours 2; car ma vie est réglée

moderne et romantique pour se faire classique et ancien, » elle lui recommandait de « lire beaucoup d'ancienne littérature, du Corneille, du Bossuet, du JeanJacques Rousseau, même du Boileau comme antidote à un certain débordement d'expressions et de métaphores romantiques, dont on abuse aujourd'hui, et dont, ajoutait-elle, vous abusez souvent. >>

1. Ouvrier poète; auteur de : Les marines (1812); Le chantier (1813); plus tard (1853), secrétaire de la chambre de commerce de Toulon. George Sand avait répondu à l'envoi de ses premiers vers par de chauds encouragements accompagnés d'excellents conseils, et l'avait pris, lui et sa femme, en vive amitié. 2. Quelque intérêt que lui offrit le séjour de Paris, rien ne valait à ses yeux celui de Nohant. Du milieu des travaux et des distractions de sa saison parisienne une sorte de nostalgie l'attirait vers son cher Berry. Elle écrivait à un ami qui n'en sortait guère : «Heureux homme, qui peux vivre où tu veux, et comme tu veux! Malgré tout ce que j'invente ici pour chasser le spleen que cette belle capitale me donne toujours, je ne cesse pas d'avoir le cœur enflé d'un gros soupir, quand je pense aux terres labourées, aux noyers des guérets, aux bœufs briolés par la voix des laboureurs, et à nos bonnes réunions, rares, il est vrai, mais toujours si douces et si complètes.

Il n'y a pas à dire, quand on est né campagnard, on ne se fait jamais au bruit des villes. Il me semble que la boue de chez nous est de la belle boue, tandis que celle d'ici me fait mal au cœur. J'aime beaucoup mieux le bel esprit de mon garde-champêtre, que celui de certains visiteurs d'ici. Il me semble que j'ai l'esprit moins lourd quand j'ai mangé la fromentée de la mère Nanette, que lorsque j'ai pris du café à Paris... » Lettre à M. Charles Duvernet, 12 nov. 1842.

1. Bouillie de farine de froment.

comme un papier de musique. J'ai fait deux ou trois romans, dont un va paraître. Il a fait un été affreux; je suis peu sortie de mon jardin, j'ai peu monté à cheval et en cabriolet, comme j'ai coutume de faire aux environs tous les ans. Tous les chemins de traverse qui conduisent à nos beaux sites étaient impraticables, et ma fille n'est pas du tout marcheuse. Je lui ai acheté un petit cheval noir qu'elle gouverne dans la perfection, et sur lequel elle paraît belle comme le jour.

Mon fils est toujours mince et délicat, mais bien portant, d'ailleurs. C'est le meilleur être, le plus doux, le plus égal, le plus laborieux, le plus simple et le plus droit qu'on puisse voir. Nos caractères, outre nos cœurs, s'accordent si bien que nous ne pouvons guère vivre un jour l'un sans l'autre. Le voilà qui entre dans sa vingt-troisième année, et moi dans ma quarante-deuxième, et Solange dans sa dix-huitième. Nous avons des habitudes de gaieté peu bruyante, mais assez soutenue, qui rapprochent nos âges, et, quand nous avons bien travaillé toute la semaine, nous nous donnons pour grande récréation d'aller manger une galette sur l'herbe à quelque distance de chez nous, dans un bois ou dans une ruine, avec mon frère, qui est un gros paysan plein d'esprit et de bonté, et qui dîne tous les jours de la vie avec nous, vu qu'il demeure à un quart de lieue. Voilà donc nos grandes fredaines.

Maurice dessine, mon frère fait un somme sur l'herbe. Les chevaux paissent en liberté. Les filleuls ou filleules sont aussi de la partie, et nous réjouissent de leurs naïvetés. Les chiens gambadent, et le gros cheval qui traîne toute la famille dans une espèce de grande brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement nous avons peu joui de la campagne de cette façon cet été. Il a toujours plu, et les rivières ont effroyablement débordé. Mais l'automne s'annonce plus beau, et j'espère que nous reprendrons bientôt nos excursions. Puis nous allons marier une filleule de Maurice, et faire la noce à la maison.

Je crois que vous vous plairiez avec nous, mes enfants, car

nous avons eu le bonheur de conserver des goûts simples'. Nous avons une petite aisance qui nous permet de faire dispaaître la misère autour de nous; et si nous connaissons le chagrin de ne pouvoir empêcher celle qui désole le monde, chagrin profond, surtout à mon âge, quand la vie n'a plus de personnalité enivrante, et qu'on voit clairement le spectacle de la société, de ses injustices et de son affreux désordre, du moins nous ne connaissons pas l'ennui, l'inquiétude ambitieuse et les passions égoïstes. Nous avons donc une sorte de bonheur relatif, et mes enfants le goûtent avec la simplicité de leur âge.

Pour moi, je ne l'accepte qu'en tremblant; car tout bonheur est quasi un vol dans cette humanité mal réglée, où l'on ne peut jouir de l'aisance et de la liberté qu'au détriment de son semblable, par la force des choses, par la loi de l'inégalité; odieuse loi, odieuses combinaisons, dont la pensée empoisonne mes plus douces joies de famille, et me révolte à chaque instant contre moi-même. Je ne puis me consoler qu'en me jurant d'écrire, tant que j'aurai un souffle de vie, contre cette maxime infâme qui gouverne le monde : Chacun chez soi, chacun pour soi. Puisque je ne sais dire et faire que cette protestation, je la ferai sur tous les tons2.

Bonsoir, mon cher enfant.

A Octave Feuillet3.

Nohant, 19 février 1859.

Il y a bien longtemps, Monsieur, que je veux vous dire que j'aime votre talent d'une affection toute particulière. Vous sa

1. Tout en gardant sa simplicité, la vie de Nohant, dans les années qui suivirent, ne fut pas toujours aussi paisible et silencieuse de nombreuses visites d'amis et d'admirateurs, d'ingénieuses fêtes d'esprit, animaient le vieux manoir de famille.

2. George Sand était alors dans la plus vive ardeur d'une foi démocratique et socialiste, qui, du reste, chez elle ne s'est jamais éteinte.

3. A cette date, M. O. Feuillet était déjà l'auteur applaudi de Péril en la de

chant fier et modeste, je craignais de vous effaroucher. A présent que de grands succès doivent vous avoir appris enfin tout ce que vous êtes, il me semble que vous comprendrez mieux le besoin que j'éprouve de vous envoyer mes applaudissements. Vivant loin de Paris, je n'ai pas pu voir le Roman d'un jeune homme pauvre; mais j'ai fait venir la pièce, et je l'ai lue à un ancien ami à vous, qui est le mien depuis dix ans. Après cela, nous avons parlé toute la journée de la pièce et de vous, et j'ai voulu lire aussi plusieurs proverbes ravissants, qui m'avaient échappé. Nous avons donc passé avec vous deux ou trois bonnes journées. On lit si bien à la campagne, l'hiver, dans la vicille maison pleine de souvenirs, au milieu de toutes ces choses, et le cœur plein de tous ces sentiments que vous peignez avec tant de charme et de tendre délicatesse! Après cela il est bien naturel qu'on veuille vous le dire, et vous remercier de ces heures exquises que l'on vous doit. Il y aurait de l'ingratitude à ne le pas faire, n'est-ce pas ? Et puis je suis de l'âge des grand’mères, et mon compliment peut bien ressembler à une bénédiction. Ce n'est donc embarrassant ni pour vous ni pour moi. Je ne vous demande pas de m'en savoir gré, mais je vous prie d'y croire comme à une parole sincère et qui peut, entre mille autres, vous porter bonheur1.

George SAND.

meure, de Dalila, qui précédèrent le Roman d'un jeune homme pauvre au théâtre; de romans tels que Rédemption, Bellah, la Petite Comtesse, et de nouvelles en dialogue ou proverbes, tels que le Village, le Cheveu blanc, etc., qui, transportées du livre sur le théâtre, y ont obtenu un nouveau succès égal au premier.

1. Correspondance de George Sand, 1812-1876, publiée chez Calmann-Lévy, 1882, in-12.

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