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C'est-à-dire, reprit-elle, que, si je vous connaissais, je saurais que vous acceptez sans humeur et sans murmurer les nécessités de votre position.

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Oui, Madame, c'est absolument cela.

Eh bien! votre inconvenance, si c'en est une, est loin de me déplaire. J'aime la sincérité par-dessus tout; je l'aime peutêtre plus que la raison, et je fais un appel à votre franchise entière. Qu'est-ce qui vous a décidée à accepter de si minces honoraires pour venir tenir compagnie à une vieille femme infirme et peut-être fort ennuyeuse?

D'abord, Madame, on m'a dit que vous aviez beaucoup d'esprit et de bonté, et je n'ai pas cru par conséquent devoir m'ennuyer près de vous; ensuite, quand même j'aurais dû beaucoup souffrir, il était de mon devoir de tout accepter plutôt que, de rester dans l'inaction. Mon père ne nous ayant pas laissé de fortune, ma sœur du moins était assez bien mariée, et je vivais avec elle sans scrupule; mais son mari, dont toute l'aisance provenait d'un emploi, est mort dernièrement après une longue et cruelle maladie qui a absorbé toutes les économies du ménage. C'est donc à moi tout naturellement de soutenir ma sœur et ses quatre enfants.

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Avec douze cents francs? s'écria la marquise. Non, cela ne se peut pas. Ah! mon Dieu! Mmo d'Arglade ne m'avait pas dit cela. Elle a sans doute craint la méfiance qu'inspire le malheur; mais elle a eu bien tort en ce qui me concerne; votre dévouement m'intéresse, et si nous nous convenons, d'ailleurs, je veux que vous vous ressentiez de mon estime. Fiez-vous à moi: je ferai de mon mieux.

Ah! Madame, lui répondis-je, que j'aie ou non le bonheur de vous convenir, laissez-moi vous remercier de ce bon mouvement de votre cœur! Et je lui baisai la main avec vivacité, ce qu'elle ne trouva pas mauvais.

Pourtant, reprit-elle après un autre silence, où elle semblait se défier de son inspiration, si vous étiez légère et un peu coquette?

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Je ne suis ni l'un ni l'autre.

J'espère que non ! Pourtant vous êtes très jolie. On ne m'avait pas dit ça non plus, et je vous trouve même, à mesure que je vous regarde, remarquablement jolie. Cela m'inquiète un peu, je ne vous le cache pas.

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Pourquoi, Madame?

Pourquoi? Oui, vous avez raison. Les laides se croient belles, et au désir de plaire elles ajoutent le ridicule. Il vaut peut-être mieux que vous soyez capable de plaire... pourvu que vous n'en abusiez pas. Voyons, êtes-vous assez bonne fille et assez femme forte pour me raconter un peu votre existence passée ? Avez-vous eu quelque roman? Oui, n'est-ce pas ? Il est impossible qu'il en soit autrement. Vous avez vingt-deux ou vingttrois ans...

J'en ai vingt-quatre, et je n'ai pas eu d'autre roman que celui que je vais vous raconter en deux mots. A dix-sept ans, j'ai été recherchée en mariage par une personne qui me plaisait, et qui s'est retirée en apprenant que mon père avait laissé plus de dettes que de capital. J'en ai eu beaucoup de chagrin, mais j'ai oublié cela; et j'ai juré de ne pas me marier.

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Ah! c'est du dépit, cela, et non pas de l'oubli.

Non, Madame, c'est du raisonnement. N'ayant rien, mais sentant que j'étais quelque chose, je n'ai pas voulu faire un sot mariage, et, bien loin d'avoir du dépit, j'ai pardonné à celui qui m'avait abandonnée; je lui ai pardonné, surtout le jour où, voyant ma sœur et ses quatre enfants dans la misère, j'ai compris la douleur d'un père de famille qui meurt à la peine sans pouvoir rien laisser à ses orphelins.

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Non, jamais. Il est marié, et je n'y pense plus. — Et depuis vous n'avez pensé à aucun autre? - Non, Madame.

-Comment avez-vous fait?

Je ne sais pas. Je crois que je n'ai pas eu le temps de

penser à moi. Quand on est très pauvre, et que l'on ne veut pas se laisser aller à la misère, les journées sont bien remplies, allez !

Mais on a dù cependant vous obséder beaucoup, jolie comme vous l'ètes?

Non, Madame; personne ne m'a obsédée. Je ne crois pas aux persécutions qui ne sont pas du tout encouragées.

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Je pense comme vous, et je suis contente de votre manière de répondre. Donc vous ne craignez rien pour vous-même dans l'avenir1?

Je ne crains rien du tout.

Et cette solitude du cœur ne vous rendra pas triste, maussade?

Je ne le prévois en aucune façon. Je suis naturellement gaie, et j'ai conservé ma force au milieu des plus cruelles épreuves. Je n'ai aucun rêve d'amour dans la cervelle, je ne suis pas romanesque. Si je venais à changer, je serais bien étonnée. Voilà, Madame, tout ce que je peux vous dire de moi. Voulezvous me prendre telle que je me donne avec assurance, puisqu'au bout du compte je ne peux me donner que pour ce que je me connais.

- Oui, je vous prends pour ce que vous êtes, pour une excellente fille pleine de franchise et de volonté. Reste à savoir si vous avez réellement les petits talents que je réclame.

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Causer d'abord, et sur ce point me voilà satisfaite. Et puis il faut lire et faire un peu de musique.

Essayez-moi tout de suite, et, si le peu dont je suis capable vous contente...

Oui, oui, dit-elle en me mettant un livre dans les mains, lisez ! Je meurs d'envie d'être enchantée de vous.

1. M. de Villemer insisterait moins si elle n'avait deux fils, dont aucun n'est marié, et dont le plus jeune vit auprès d'elle.

Au bout d'une page, elle me retira le livre en me disant que c'était parfait. Restait la musique. Il y avait un piano dans la chambre. Elle me demanda si je savais lire à livre ouvert. Comme c'est à peu près tout ce que je sais, je pus la contenter encore sur ce point. Finalement, elle me dit que, connaissant mon écriture et ma rédaction d'après des lettres de moi que lui avait montrées Mme d'Arglade, elle comptait que je serais un excellent secrétaire, et elle me congédia en me tendant la main et en me disant de très bonnes paroles. Je lui ai demandé la journée de demain pour voir les quelques personnes que nous connaissons ici, et elle a donné des ordres pour que je fusse installée samedi.

Chère sœur, on vient de m'interrompre. Quelle douce surprise! c'est un billet de Mãe de Villemer, un billet de trois lignes que je te transcris.

<< Permettez-moi, chère enfant, de vous envoyer un petit acompte pour les enfants de votre sœur et une petite robe pour vous. Puisque vous aimez la toilette, il faut bien compatir aux faiblesses des gens qu'on aime. Il est réglé et entendu que vous aurez cent cinquante francs par mois, et que je me charge de vos chiffons. >>

Comme cela est bon et naturel, n'est-ce pas ? Je vois que j'aimerai cette femme-là de tout mon cœur, et que je ne l'avais pas assez bien jugée à première vue. Elle est plus spontanée que je ne pensais. Le billet de cinq cents francs, je le mets dans cette lettre. Vite! du bois dans la cave, des jupons de laine à Lili, qui en manque, et un poulet de temps en temps sur cette pauvre table. Un peu de vin pour toi, ton estomac est tout délabré, et il en faudra si peu pour le remettre! Il faut aussi faire arranger la cheminée de la chambre qui fume atrocement; ce n'est pas supportable, cela peut fatiguer les yeux des enfants, et ceux de ma filleule sont si beaux !

Moi, j'ai honte de la robe qui m'est destinée, une robe de soie gris-de-perle magnifique. Ah! que j'ai été sotte de dire que j'ai

mais à être bien mise! Une robe de quarante francs eût suffi à mon ambition, et m'en voilà pour deux cents sur le corps, pendant que ma pauvre sœur raccommode ses guenilles! Je ne sais où me cacher; mais ne crois pas au moins que je sois humiliée de recevoir un cadeau. Je m'acquitterai de ces bontés-là en conscience, mon cœur me le dit.

Le Marquis de Villemer.

Le broyeur de chanvre.

Nuits de septembre au village.

Le rôle que joue en Bretagne le bazvalan (le tailleur du village), c'est le broyeur de chanvre ou le cardeur de laine (deux professions souvent réunies en une seule) qui le remplit dans nos campagnes'. Il est de toutes les solennités, tristes ou gaies, parce qu'il est essentiellement érudit et beau diseur, et, dans ces occasions, il a toujours le soin de porter la parole pour accomplir dignement certaines formalités usitées de temps immémorial. Les professions errantes qui introduisent l'homme au sein des familles sans lui permettre de se concentrer dans la sienne, sont propres à le rendre bavard, plaisant, conteur et chanteur.

Le broyeur de chanvre est particulièrement sceptique. Lui et ua autre fonctionnaire rustique dont nous parlerons tout à l'heure, le fossoyeur, sont toujours les esprits forts du lieu. Ils ont tant parlé de revenants, et ils savent si bien tous les tours dont ces malins esprits sont capables, qu'ils ne les craignent guère. C'est particulièrement la nuit que tous, fossoyeurs, chanvreurs et revenants, exercent leur industrie. C'est aussi la nuit que le chanvreur raconte ses lamentables légendes. Qu'on me permette une digression.

Quand le chanvre est arrivé à point, c'est-à-dire suffisam

1. Celles du Berry.

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