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potelée se montra au bord du rideau dont elle soutenait avec précaution les franges, tandis qu'un œil invisible interrogeait probablement les objets extérieurs. Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire. Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une ritournelle quelconque dans le premier ton venu. Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisant musique et prose, une espèce de discours en allemand, rythmé et coupé en récitatif : « Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits et pas plus forts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les doux refrains. >>

Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif.

« Accablés de fatigue et contristés par la morne solitude de la nuit, nous avons vu cette maison qui de loin semblait déserte, et nous avons passé une jambe et puis l'autre par-dessus le mur! » (Un accord en la mineur, Joseph.)

« Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruits dignes de la terre promise: nous mourions de soif, nous mourions de faim. Cependant, s'il manque une pomme d'api aux espaliers; si nous avons détaché un grain de raisin de la treille, qu'on nous chasse et qu'on nous humilie comme des malfaiteurs. >>

(Une modulation pour revenir en ut majeur, Joseph.)

« Et cependant on nous soupçonne, on nous menace, et nous ne voulons pas nous sauver, nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nous n'avons fait aucun mal... si ce n'est d'entrer dans la maison du bon Dieu, par-dessus les murs; mais, quand il s'agit d'escalader le paradis, tous les chemins sont bons et les plus courts sont les meilleurs. >>

Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latin vulgaire que l'on nomme à Venise latino di frate, et que le peuple chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains blanches s'étant peu à peu montrées, l'applau

dirent avec transport, et une voix, qui ne lui semblait pas tout à

- Disciples des l'hospitalité vous Consuelo.

fait étrangère à son oreille, cria de la fenêtre : Muses, soyez les bienvenus! Entrez, entrez invite et vous attend1...

...

Une leçon du Porpora3.

Joseph était au désespoir de cette séparation 3. Cependant une bonne fortune, une grande joie d'artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation ou tout au moins diversion à sa douleur. En jouant sa sérénade sous la fenêtre de l'excellent mime Bernadone, l'arlequin renommé du théâtre de la porte de Carinthie, il avait frappé d'étonnement et de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l'avait fait monter, on lui avait demandé de qui était ce trio agréable et original. On s'était émerveillé de sa jeunesse et de son talent. Enfin on lui avait confié, séance tenante, le poème d'un ballet, dont il commençait à écrire la musique. Il travaillait à cette tempête qui lui coûta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhomme Haydn à quatre-vingts ans. Consuelo cherchait à le distraire de sa tristesse en lui parlant toujours de sa tempête, que Bernadone voulait terrible, et que le jeune compositeur, n'ayant jamais vu la mer, ne pouvait réussir à se peindre. Elle lui décrivait l'Adriatique en fureur, et lui chantait la plainte des vagues, non sans

1. Par grand bonheur, sans le savoir, Consuelo et Joseph sont tombés dans la maison de l'excellent chanoine de Saint-Etienne, mélomane passionné, qui déja, il y a quelques jours, les a entendus dans l'église d'un village voisin, où ils remplaçaient, un jour de fète, l'organiste empêché, et qui a trouvé leur masique divine. Reçus à bras ouverts, les jeunes artistes (que le bon chanoine eroit tous deux du même sexe) vont, pour prix de son hospitalité, lui jouer, toute la journée du lendemain, ce qu'ils ont de plus beau dans leur répertoire, et lui apprendront à goûter la musique de Sébastien Bach, à la hauteur de laquelle il n'est pas encore.

2. Un des plus savants musiciens de l'école napolitaine (1687-1767).

3. Il allait perdre Consuelo et le Porpora, leur commun maitre, appelés tous deux à Berlin par le roi mélomane Frédéric II.

4. A Vienne.

rire avec lui de ces effets d'harmonie imitative, aidés de celui des toiles bleues qu'on secoue d'une coulisse à l'autre à force de bras.

– Écoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes connaissances des bruits de l'onde et du vent, que tu ne rendrais pas l'harmonie sublime de la nature. Ceci n'est pas le fait de la musique. Elle s'égare puérilement quand elle court après les tours de force et les effets de sonorité. Elle est plus grande que cela; elle a l'émotion pour domaine. Son but est de l'inspirer, comme sa cause est d'être inspirée par elle. Songe aux impressions de l'homme livré à la tourmente; figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent place-toi, musicien, c'est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âme vivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, de cet abandon et de ces épouvantes; rends tes angoisses, et l'auditoire, intelligent ou non, les partagera. Il s'imaginera voir la mer, entendre les craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir des passagers. Que dirais-tu d'un poète qui, pour peindre une bataille, te dirait en vers que le canon faisait boum, boum, et le tambour plan, plan? Ce serait pourtant de l'harmonie imitative plus exacte que de grandes images : mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-mème, cet art de description par excellence, n'est pas un art d'imitation servile. L'artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel noir de l'orage, la carcasse brisée du navire. S'il n'a le sentiment pour rendre la terreur et la poésie de l'ensemble, son tableau sera sans couleur, fût-il aussi éclatant qu'une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme, émeus-toi à l'idée d'un grand désastre, et c'est ainsi que tu le rendras émouvant pour les

autres...

...

Joseph écoutait attentivement ces leçons, les buvant à la source, pour ainsi dire.

Consuelo.

Caroline de Saint-Geneix à sa sœur.

(RÉCIT DE SON ENTRÉE COMME DEMOISELLE DE COMPAGNIE
CHEZ LA MARQUISE DE VILLEMER)

Victoire, grande victoire, ma bonne sœur! me voilà revenue de chez notre grande dame, et succès inespéré, tu vas voir... | J'ai dù bravement me présenter moi-même à Mme de Villemer.

Tu m'as recommandé de te faire son portrait: elle a soixante ans environ, mais elle est infirme et sort très peu de son fauteuil; cela et sa figure souffrante la font paraitre plus âgée de quinze ans. Elle n'a jamais dû être belle ni bien faite; mais sa physionomie est expressive et caractérisée. Elle est très brune, ses yeux sont magnifiques, assez durs, mais francs. Elle a le nez droit et tombant trop sur la bouche qui est laide et qu'on voit encore trop. Cette bouche est dédaigneuse à l'habitude, cependant toute sa figure s'éclaircit et s'humanise quand elle sourit, et elle sourit facilement. Ma première impression s'est trouvée d'accord avec la dernière. Je crois cette dame très bonne par réflexion plutôt que par entraînement, et courageuse plutôt que gaie. Elle a de l'esprit et de l'instruction. Enfin, elle ne diffère pas beaucoup du portrait que Mme d'Arglade nous avait fait d'elle.

Elle était seule quand on m'a introduite dans sa chambre. Elle m'a fait asseoir près d'elle avec beaucoup de grâce, et voici le résumé de la conversation :

Vous m'ètes beaucoup recommandée par Mme d'Arglade que j'estime infiniment. Je sais que vous appartenez à une excellente famille, que vous avez des talents, un caractère honorable et une vie sans tache. J'ai donc le plus grand désir que nous puissions nous entendre et nous convenir mutuellement. Pour cela, il faut deux choses: l'une, c'est que mes offres vous pa raissent satisfaisantes; l'autre, que notre manière de voir ne soit pas par trop opposée, car ce serait la source de contrariétés fré

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quentes. Traitons la première question. Je vous offre douze cents

francs par an.

On me l'a dit, Madame, et j'ai accepté.

On m'avait dit à moi que vous trouveriez peut-être cela insuffisant.

Il est vrai que c'est peu pour les besoins de ma situation; mais Madame est juge de la sienne, et puisque me voilà... Parlez franchement; vous trouvez que ce n'est pas assez? Je ne peux pas dire ce mot-là. C'est probablement plus que ne valent mes services.

Je ne dis pas cela, moi; et vous, vous le dites par modestie; mais vous craignez que cela ne suffise pas à votre entretien? Soyez tranquille, je me charge de tout; vous ne dépenserez chez moi que la toilette, et je n'en exige aucune. Est-ce que vous l'aimez, la toilette?

- Oui, Madame, beaucoup; mais je m'en abstiendrai, puisqu'à cet égard vous n'exigez rien.

La sincérité de ma réponse parut étonner la marquise. Peutêtre n'aurais-je pas dû parler spontanément comme j'ai l'habitude de le faire. Elle fut un peu de temps avant de se reprendre. Enfin elle se mit à sourire et me dit : - Ah! çà, pourquoi aimez-vous la toilette? Vous êtes jeune, jolie et pauvre; vous n'avez ni le besoin, ni le droit de vous attifer?

J'en ai si peu le droit, répondis-je, que je suis simple. comme vous voyez.

C'est fort bien, mais vous souffrez de n'être pas plus élégante?

-

Non, Madame, je n'en souffre pas du tout, puisqu'il faut que ce soit ainsi. Je vois que j'ai parlé sans réfléchir, en vous disant que j'aimais la toilette, et que cela vous a donné une pauvre idée de ma raison. Je vous prie de n'y voir qu'un effet de ma sincérité. Vous m'avez questionnée sur mes goûts, et j'ai répondu comme si j'avais l'honneur d'être connue de vous; c'est peut-être une inconvenance, je vous prie de me la pardonner.

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