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rités s'efforcèrent d'animer les habitants, ils se montrèrent curieux, mais point empressés. Le consul en eut un léger mouvement d'humeur, et fut tenté de ne point séjourner; cependant, se ravisant, il dit le soir à sa femme : « Ce peuple-ci est dévot, et sous l'influence de ses prêtres, il faudra demain faire une longue séance à l'église, gagner le clergé par quelque caresse, et nous reprendrons le terrain. » En effet il assista à une grand'messe avec les apparences d'un profond recueillement; il entretint l'évêque qu'il séduisit complètement, et il obtint peu à peu dans les rues les acclamations qu'il désirait. Ce fut à Gand qu'il trouva les filles du duc de Villequier, l'un des quatre anciens premiers gentilshommes de la chambre, qui étaient nièces de l'évêque, et à qui il rendit la belle terre de Villequier avec des revenus considérables. J'eus le bonheur de contribuer à cette restitution en la pressant de tout ce que je pus, soit auprès du consul, soit auprès de sa femme; ces deux aimables jeunes personnes ne l'ont jamais oublié.

Le soir de cette action, je lui parlais de leur reconnaissance : << Ah! me dit-il, la reconnaissance! c'est un mot tout poétique, vide de sens dans les temps de révolution, et ce que je viens de faire n'empêcherait pas vos deux amies de se réjouir vivement, si quelque émissaire royal pouvait, dans cette tournée, venir à bout de m'assassiner. » Et comme je faisais un mouvement de surprise, il continua: « Vous êtes jeune, vous ne savez pas ce que c'est que la haine politique. Voyez-vous, c'est une sorte de lunette à facettes au travers de laquelle on ne voit les individus, les opinions, les sentiments qu'avec le verre de sa passion. Il s'ensuit que rien n'est mal, ni bien en soi, mais seulement selon le parti dans lequel on est. Au fond cette manière de voir est assez commode, et nous autres nous en profitons; car nous avons aussi nos lunettes, et si ce n'est pas au travers de nos passions que nous regardons les choses, c'est au moins au travers de nos intérêts. >> - « Mais, lui dis-je à mon tour, avec un pareil système, où placez-vous donc les approbations qui vous flat

« Oh!

tent? Pour quelle classe d'hommes usez-vous votre vie en grandes entreprises et souvent en tentatives dangereuses? >> c'est qu'il faut être l'homme de sa destinée... Qui se sent appelé par elle ne peut guère lui résister. Et puis l'orgueil humain se crée le public qu'il souhaite dans ce monde idéal qu'il appelle la postérité. Qu'il vienne à penser que dans cent ans un beau vers rappellera quelque grande action, qu'un tableau en consacrera le souvenir, etc., alors l'imagination se monte, le champ de bataille n'a plus de dangers, le canon gronde en vain, il n'est plus que le son qui va porter dans mille ans le nom d'un brave à nos arrière-neveux'. »« Je ne comprendrai jamais, repris-je, qu'on s'expose pour la gloire, si l'on porte intérieurement le mépris des hommes de son temps. » Ici Bonaparte m'interrompit vivement: « Je ne méprise point les hommes, Madame; c'est une parole qu'il ne faut jamais dire, et particulièrement j'estime les Français. »

Je souris à cette déclaration brusque, et, comme s'il eût deviné la cause de mon sourire, il sourit aussi, et s'approchant de moi en me tirant l'oreille, ce qui était, comme je l'ai dit, son geste familier, quand il était de bonne humeur, il me répéta: <<< Entendez-vous, Madame? Il ne faut jamais dire que je méprise les Français. »> Mémoires.

Portrait de Mme d'Houdetot.

On ne peut guère porter plus loin que Mme d'Houdetot, je ne dirai pas la bonté, mais la bienveillance. La bonté demande uno sorte de discernement du mal: elle le voit et elle le pardonne.

1. C'est le premier consul de 1803 qui s'épanchait ainsi, et se laissait parler do cette façon par une des femmes de sa cour, par une de celles à qui il trouvait le plus d'esprit et de raison. L'humeur du maître se modifia à mesure que grandissait sa puissance, et plus tard, bientôt après, sous l'étiquette glacée de la cour impériale, il n'y eut plus de place pour de telles conversations, que M de Remusat excelle à raconter.

Mme d'Houdetot ne l'a jamais observé dans qui que ce soit. Nous l'avons vue souffrir à cet égard, souffrir réellement, lorsqu'on exprimait le moindre blâme devant elle; et dans ces occasions elle imposait silence d'une manière qui n'était jamais désobligeante, car elle montrait tout simplement la peine qu'on lui faisait éprouver. Cette bienveillance a prolongé la jeunesse de ses sentiments et de ses goûts. L'habitude du blâme aiguise peutêtre l'esprit beaucoup plus qu'elle ne l'étend; mais à coup sûr elle dessèche le cœur et produit un mécontentement anticipé qui décolore la vie. Heureux celui qui meurt sans être détrompé! le voile clair et léger qui sera demeuré sur ses yeux, donnera à tout ce qui l'environne une fraîcheur et un charme que la vieillesse ne ternira point. Aussi Mme d'Houdetot disait-elle souvent : « Les plaisirs m'ont quittée, mais je n'ai point à me reprocher de m'être dégoûtée d'aucun. >> Cette disposition la rendait indulgente dans l'habitude de la vie et facile avec la jeunesse. Elle lui permettait de jouir des biens qu'elle avait appréciés ellemême, et dont elle aimait le souvenir; car son âme conservait une sorte de reconnaissance pour toutes les époques de sa vie.

Par une suite de la même disposition expansive, elle avait éprouvé de bonne heure un goût très vif pour la campagne. Avide de saisir tout ce qui s'offrait à ses impressions, elle s'était bien gardée de ne pas connaitre celles que peut inspirer l'aspect d'un beau site et d'une riante verdure; elle demeurait en extase devant un point de vue qui lui plaisait; elle écoutait avec ravissement le chant des oiseaux; elle aimait à contempler une belle fleur, et tout cela jusque dans les dernières années de sa vie. Jeune, elle eût voulu tout aimer, et ceux de ses goûts qu'elle avait pu garder sur le soir de ses ans embellissaient encore sa vieillesse, comme ils avaient concouru à parer cette heureuse époque qui nous permet d'attacher un plaisir à chacune de nos sensations.

...

Rentrée dans le monde quand nos troubles cessèrent, elle y rapporta sa bienveillance accoutumée, et chercha à jouir en

core des biens qui ne pouvaient lui échapper. Le besoin d'aimer, qui fut toujours le premier chez elle, la conduisit à faire succéder à des amis qu'elle avait perdus d'autres amis plus jeunes, qu'elle choisit avec goût, et dont la nouvelle affection la trompait sur ses pertes. Elle croyait honorer encore ceux qu'elle avait aimés en cultivant, dans un âge avancé, les facultés de son cœur. Trop faible pour se soutenir dans sa vieillesse par ses seuls souvenirs, elle ne crut pas qu'il fallût cesser d'aimer avant de cesser de vivre. Une Providence indulgente la servit encore en préservant ses dernières années de l'isolement qui, d'ordinaire, les accompagne. Des soins assidus et délicats embellirent ses vieux jours de quelques-unes des couleurs qui avaient égayé son printemps; une amitié complaisante consentit à prendre avec elle la forme qu'elle était accoutumée de donner à ses sentiments. La raison austère et détrompée pouvait quelquefois sourire de cette éternelle jeunesse de son cœur; mais ce sourire était sans malignité, et sur la fin de sa vie, Mme d'Houdetot trouva encore dans le monde cette indulgence affectueuse que l'enfance aimable paraît avoir seule le droit de réclamer.

D'ailleurs elle a prouvé, par le courage et le calme qu'elle a montrés dans ses derniers moments, que l'exercice prolongé des facultés du cœur n'en affaiblit point l'énergie 1...

Mmo de Rémusat à son fils 2.

Vichy, 22 juin 1813.

Vous êtes un fripon, Monsieur Charles, approchez, que je vous le dise. Vous êtes d'une mauvaise foi insigne, quand vous venez

1. La mode des portraits de société, qui n'avait jamais cessé, semblait revivre alors comme au temps de Mademoiselle, dit Sainte-Beuve de quelques salons du Consulat et de l'Empire (M de Rémusat, Portraits de femmes). C'est de cette étude, mèlée des plus intéressantes citations, que nous extrayons ce charmant portrait de M d'Houdetot. Ma de Rémusat, très jeune encore, avat connu dans le salon maternel (celui de M. de Vergennes) la célèbre comtesse, belle-sœur de Mae d'Épinay, à qui Jean-Jacques Rousseau a dédié ses Lettres sur la vertu et le bonheur.

2. Charles de Rémusat, né le 14 mars 1797; alors élève de rhétorique au lycée

me conter que vous craignez de m'écrire, parce que vous avez peur que votre prose ne m'ennuie. Vous mériteriez bien que je vous laissasse croire tout ce qu'il y a de pire sur cet article, pour vous punir. Mais, malheureusement, je ne sais pas mentir à la vérité de cette manière; et puis, en second lieu, vous ne me croiriez pas. Ainsi donc, mon cher enfant, je vous dirai tout bonnement que votre lettre m'a fort divertie, et que si vous voulez me faire prendre en patience ma retraite, vous m'écrirez souvent. Je vous permets les p à deux jambes, les traits d'union, etc., etc., et je recevrai tout avec joie et reconnaissance.

J'ai bien moins à vous conter de mon côté. J'aurais bien un certain chapitre qui ne finirait pas; mais, 1° vous n'aimez pas à vous attendrir; 2° je ne veux pas, moi, m'attendrir, et je ne sais, si je l'entamais, comment cela finirait. Pour moi, c'est une assez rude chose que l'absence et l'isolement complet où je suis1. Affection à part, si tant est que celle de ces sottes mères puisse se mettre de côté, on ne trouve guère à remplacer le plaisir de vous voir, vous et Monsieur votre père. Je ne le cherche même pas; mes souvenirs et une légère teinte d'espérance sur laquelle je n'ose guère encore appuyer, vu qu'elle est éloignée, me soutiennent assez bien; je me promène, je rêve un peu, je fais des châteaux qui ne sont pas en Espagne, mais bel et bien près de Paris et de moi, pour votre jeunesse ; je prie Dieu qu'il vous conserve; je fais d'Albert un petit savant, et le temps se passe; car, heureusement ou malheureusement, il ne s'arrête guère.

Mais savez-vous ce que je lis? A peu près, n'est-ce pas ? Ma chère Mme de Sévigné. Cette lecture, que je n'avais jamais si bien faite, me charme. Mais savez-vous, mon enfant, ce qui m'arrive? C'est qu'il me prend honte et quelque paresse d'écrire

Charlemagne, où il avait pour professeurs MM. Villemain et Joseph-Victor Leclerc. 1. Me de Rémusat s'était rendue seule aux eaux de Vichy pour sa santé. 2. Ceci est dit avec une ironic triste. Cet Albert, second fils de Mae de Rémusat, était né maladif, infirme et faible d'esprit. Il mourut en 1830. A cet enfant, objet de tous ses soins, Mm de Rémusat apprenait alors tout simplement à lire et à écrire.

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