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que je partageais le blâme, elle prit la chose en bonne humeur et releva le de mon temps de notre oncle avec une telle vivacité d'épigrammes sur l'éducation d'autrefois, que, dans l'impossibilité de fournir assez promptement à la réplique par des raisons, il se jeta, comme à l'ordinaire, dans les exemples, et, comme à l'ordinaire aussi, nous cita Mme de Cirey; c'est, vous le savez, son autorité pour le temps passé et, à ses yeux, le représentant des mœurs d'autrefois. Entre autres preuves qu'il nous donna de la soumission respectueuse à laquelle Mme de Cirey avait accoutumé sa fille, il nous dit que, bien loin d'opposer son opinion à celle de sa mère, elle n'aurait pas osé soutenir, contre l'opinion de sa mère, ses propres sensations, et qu'un jour qu'elle voulut s'approcher du feu, Mme de Cirey lui ayant dit qu'i n'était pas possible qu'elle eût froid, elle s'éloigna sans répliquer, et ce ne fut qu'une heure après qu'on découvrit qu'elle avait la fièvre, parce que, sa mère lui ayant dit qu'elle ne pouvait avoir froid, elle s'était cachée pour qu'on ne la vît pas trembler.

« Et Mme de Cirey se vantait de cela ! » s'écria votre sœur. Et elle allait si bien commencer sur Mme de Cirey que, pour empêcher notre oncle de se fâcher et en finir plus vite, j'attirai la dispute sur moi et fis comprendre à notre oncle que je désirais que mes filles me dissent toujours ce qu'elles pensaient.

« En ce cas, répondit-il, elles vous diront beaucoup de betises. »

Je vis qu'il était assez content de sa réponse, ce qui commençait à le remettre de meilleure humeur. Je l'assurai, en souriant, que je comptais bien sur les bêtises, et que c'était à force d'en dire et de s'en apercevoir qu'elles apprendraient à se taire. Notre oncle murmura que cela pourrait être long, et je n'eus garde de le contredire.

Il faudra, je crois, en effet, beaucoup de temps pour apprendre à Sophie que c'est presque toujours quand elle se croit sûre des choses qu'elle se trompe le plus complètement, et « que le doute est le commencement de la sagesse. » Nous aimons tellement

à nous reposer dans la certitude que, quand nous croyons l'avoir trouvée, notre esprit paresseux consent difficilement à s'en déranger pour chercher si, par hasard, le vrai ne serait pas ailleurs; et nous demeurons fixés sur le même point, sans regarder même ce qui est à côté. Sophie, sûre de son z, n'avait pas fait le moindre effort pour se représenter le nom de Josué autrement écrit qu'elle ne l'avait conçu d'abord, et s'était, au contraire, tellement appliquée à cette idée qu'elle avait fini par y voir une réalité. Substituer à la réalité dans notre esprit un doute modeste, fondé sur cette considération que nous sommes sujets à l'erreur, est une telle renonciation à nous-mêmes, que la raison même la commande rarement. Sans cesse obligés d'agir, sur quoi fonderions-nous notre action si, mettant à tout moment de côté notre propre certitude, nous demandions la vérité à d'autres témoins qu'à ceux qui sont chargés de nous la certifier? Ils nous abusent, je le sais, et si souvent, et l'erreur nous est si naturelle, que, si nous pensions nous tromper toutes les fois que cela est possible, la vie se passerait dans l'hésitation et l'immobilité. Une des premières conditions de notre activité en cette vie, c'est de nous croire sûrs et d'avancer d'après notre certitude.

Aussi, j'admire toujours l'indignation qu'on éprouve de ce qu'un enfant, un très jeune homme ou une jeune personne, se croient sûrs de quelque chose et se refusent à abandonner leur opinion quand ils la soutiennent de bonne foi, comme le faisait l'autre jour Sophie. On me répondra que la faiblesse du jugement de l'enfance et l'inexpérience de la jeunesse doivent respect et déférence à l'opinion des personnes plus âgées, et par conséquent plus éclairées; sans doute, et il faut travailler à le leur apprendre, mais ce n'est pas petite affaire. Plus on ignore, et moins aussi l'on connaît son ignorance. Plus on est capable de se tromper, et moins on s'en doute. Quoique Sophie ne puisse s'empêcher de reconnaître la supériorité de mon intelligence sur la sienne, elle est bien éloignée de se douter de l'immense distance que met cette supériorité entre nous deux. Elle sait qu'on peut se

tromper; cela lui arrive si souvent! pourquoi donc ne me tromperais-je pas? Et quand Sophie est sûre d'avoir raison, comment ne pas croire que c'est moi qui ai tort? Mais elle apprendra par l'expérience combien il est rare que j'aie tort avec elle; à mesure que ses lumières s'étendront, elle apprendra à respecter les miennes. Après avoir été cent fois sûre de son fait, et s'être autant de fois trompée, elle se doutera que son étourderie ou sa négligence d'observation peuvent la jeter dans des méprises ridicules; et ce ridicule, elle craindra de s'y exposer: ainsi, quand je lui affirmerai qu'elle se trompe, elle commencera à penser que la chose vaut au moins la peine d'être examinée. L'envie d'avoir raison sera modérée par la crainte d'avoir tort, et le ton de doute respectueux qui prendra alors la place de son ton affirmatif sera le résultat de la disposition qu'elle aura acquise à me croire et à se méfier d'elle-même. Mais elle saura déjà beaucoup alors, et je ne compte pas remettre jusque-là pour l'accoutumer du moins à la modestie des formes, en attendant celle de l'esprit, qui vient quelquefois si tard que l'entètement, chez la plupart des hommes, ne se guérirait jamais sans l'indifférence que nous finissons par éprouver sur une foule de choses, et qui nous fait perdre en mille occasions l'envie d'avoir une opinion à nous, dès qu'il faut prendre la peine de la soutenir... Lettres de famille sur l'Éducation.

MADAME DE RÉMUSAT

(1780-1821)

Mme de Rémusat n'était connue, jusqu'à ces derniers temps, que par un court et aimable Essai sur l'éducation des femmes, publié sous la Restauration; elle l'était surtout par l'éclat qu'ont réfléchi sur son nom les brillants succès de son fils dans les lettres et dans la politique1. L'apparition récente de ses Mémoires, enfin livrés au public par sa famille, a montré tout ce qu'elle était en réalité : une des femmes de son temps les plus distinguées, non seulement par la délicatesse de l'esprit et du goût, mais par une véritable supériorité d'intelligence et de talent.

Le sujet principal de ces Mémoires est l'histoire privée et l'histoire de cour de Bonaparte, premier consul, puis de Napoléon, empereur, et de sa famille, jusqu'en 1808. Celle des plus importants événements de ce commencement du siècle ne laisse pas de se mêler, autant qu'il convient, aux détails particuliers que l'auteur s'est proposé de recueillir. Me de Rémusat était placée de manière à voir de très près ou à très bien savoir tout ce qui fait la matière de ses récits. Fille du comte Charles de Vergennes (neveu du ministre de Louis XVI), qui périt sur l'échafaud en 1794, à peu près ruinée par la Révolution, mariée à seize ans avec un ex-avocat général à la Cour des aides de Provence, une relation fortuite de voisinage l'avait introduite dans la société intime de Mme de Beauharnais, avant que celle-ci devint l'épouse du général Bonaparte. Au moment où les Tuileries se rouvraient, et où une nouvelle cour se formait autour du vainqueur de Marengo, Joséphine avait tenu

1. Charles de Rémusat, député de Toulouse de 1830 à 1851, ministre de l'Intérieur en 1840, membre de l'Académie française; auteur de l'Angleterre au dixhuitième siècle; Bacon, sa vie, son temps, sa philosophie; Saint Anselme de Cantorbéry; Channing, sa vie, ses œuvres; Essais de philosophie; De la philosophie allemande, etc., etc.

à s'attacher cette jeune femme, aussi charmante que bien née, et demandé à son mari d'en faire autant de son côté pour M. de Remusat. Au lieu d'un emploi de conseiller d'État qu'il avait sollicité, celui-ci ayant plu, dès le premier abord, et inspiré confiance au premier consul, s'était vu élever à la charge, récemment créée, de préfet du palais, tandis que Mme de Rémusat entrait, comme dame du palais, chez Joséphine.

C'était un spectacle à souhait pour un observateur que celui de cette famille Bonaparte, hier obscure et inconnue, portée sans transition au sommet par le génie et la fortune de son chef, et déjà eĽ proie à toutes les rivalités intimes que peut éveiller entre parents une élévation inespérée; que celui de cette cour improvisée du jour au lendemain et presque toute composée de bourgeoisie militaire, dans laquelle la rudesse des habitudes ou même la vulgarité des façons avaient peine à se plier aux essais de cérémonial et d'étiquette entrepris par le maître et imposés par sa volonté. Mais, pour un témoin attentif, sérieux et pénétrant comme l'était cette femme d'esprit, le premier, le plus attachant sujet d'observation et d'étude sur cette scène nouvelle était, à coup sûr, le mortel extraordinaire, et déjà tout-puissant, dont elle se trouvait sans cesse rapprochée par ses nouveaux devoirs, et qu'il lui était donné de regarder à loisir, et tout à son aise, dans les circonstances les plus diverses. Mme de Rémusat s'attacha à cette étude avec une curiosité calme qui prévenait l'éblouissement, avec une vive et naturelle admiration pour un génie de cette taille, mais avec le noble désir de trouver dans cette étonnante nature les dons de l'âme et du cœur unis à ceux de l'intelligence et de la volonté, et de pouvoir admirer l'homme à l'égal du héros; enfin, surtout, avec le besoin de voir clair et de dire vrai.

Aussi les vérités sévères se mêlent-elles librement, et en grand nombre, aux hommages sentis dans le portrait qu'elle a longuement et scrupuleusement tracé du grand homme. Si elle nous laisse, en les confirmant, ou nous apporte elle-même d'excellentes raisons d'admirer Napoléon, elle ne nous apprend pas, tant s'en faut, à l'aimer. Personne encore, peut-être, n'avait marqué et mis à nu par autant de traits cette àpreté de volonté, cette impatience d'être obéi, cette rudesse d'humeur, de moins en moins dominée et con

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