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MADAME GUIZOT

(PAULINE DE MEULAN)

1773-1827

C'est sous ce dernier nom que la personne d'un rare mérite, à laquelle nous arrivons, se fit place d'abord, au début de ce siècle, dans le monde des lettres. Encouragée à se produire, introduite au journal le Publiciste par un ami de sa famille, l'académicien Suard, fondateur de cette feuille, Pauline de Meulan s'y distingua, pendant des années, sous le Consulat et sous l'Empire, par des comptes rendus de théâtre, par des études littéraires ou morales sur les sujets les plus variés; quelle qu'en fût la matière, les lecteurs les plus éclairés en goûtaient le fond autant que la forme, et s'étonnaient que des jugements aussi pénétrants et aussi sûrs et des pages d'écrivain aussi solides pussent sortir de la main d'une femme.

Celle qui les signait, si cultivée qu'elle fût par l'éducation de la famille et par celle du monde, n'avait nullement prévu qu'elle ferait de ses connaissances et de son intelligence un tel usage. Fille de Charles de Meulan, receveur général de la généralité de Paris, sa première jeunesse s'était écoulée dans le somptueux loisir d'une grande fortune et parmi toutes les sortes d'élégances que pouvait réunir la maison d'un financier bien né, très hospitalier, et homme d'esprit. La Révolution avait frappé cette maison d'une ruine complète : la mort du chef de la famille avait suivi de près. Touchée de la détresse des siens et s'armant de courage, Mile de Meulan s'était jetée, par devoir de fille et de sœur, dans une carrière, qu'autrement elle n'aurait jamais eu la pensée d'aborder.

Cependant sa santé délicate supportait difficilement le labeur que les exigences du journal lui imposaient. En 1807, ayant dù suspendre un moment ce rude métier, elle reçut une lettre anonyme par laquelle, dans les termes les mieux choisis, un de ses lecteurs lui offrait, pour ce temps de congé, une suppléance, toute désinté

ressée, de rédaction au journal. Surprise d'abord, puis touchée de cette proposition, elle l'accepta, et, en lisant les articles qui dissimulaient son absence, n'eut pas lieu de s'en repentir, mais bientôt somma le mystérieux collaborateur de se faire connaître : c'était un jeune protestant, étudiant en droit, hôte du salon de M. Suard, débutant dans les lettres encore inconnu il s'appelait François Guizot. Tel fut entre la femme de cœur et de talent et le futur historien homme d'État le commencement d'un commerce d'esprit et d'affection, qui, en se resserrant, finit par lier leurs destinées. En dépit du désaccord des âges, que compensaient, du reste, autant que possible, d'étroites affinités de caractères et de goûts, Pauline de Meulan devint, cinq ans après, Mme Guizot (1812).

Durant ses années de journalisme, qui prirent fin à cette époque, elle avait touché plus d'une fois, avec beaucoup de sens et de justesse, à des questions d'éducation: depuis son mariage, libre qu'elle était désormais de choisir les sujets de ses écrits, elle revint à ceux-là de préférence et s'y consacra: un bonheur qu'elle n'avait osé espérer, la naissance d'un fils, ajoutait pour elle au sérieux intérêt de cet ordre d'études un attrait personnel et profond. C'est alors qu'elle se plut à composer pour le jeune âge de ces récits ou petits drames, où la leçon morale s'insinue habilement sous la fiction, et elle excella dans ce genre de littérature toute maternelle. Ses Contes pour les enfants, ses Nouveaux Contes, ses Récréations morales, son roman de Raoul et Victor ou l'Écolier (couronné par l'Académie française), ont instruit et amusé nos enfants et nos petits-enfants comme ils nous avaient charmés nous-mêmes, et le succès n'en est pas épuisé.

Le livre qu'elle écrivit pour les mères (Lettres de famille sur l'Éducation) est vraiment fait pour elles, et contient tout un trésor d'observations et de directions à leur usage. Ce livre est sans contredit un des meilleurs de notre littérature pédagogique, si considérablement enrichie depuis un siècle. Ce n'est pas un traité méthodique et complet de l'art d'élever et de former l'enfance et la jeunesse mais toutes les questions importantes qui se rapportent à cet art difficile y sont traitées dans un ordre suffisant avec une élévation de raison et une largeur de vues qui n'ôtent rien à la valeur pratique des conseils, et dans un style attachant par sa gravité

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douce et par une heureuse abondance de nuances d'expression au service d'un tour d'esprit très analytique. Le cadre imaginé par l'au teur prévient la sévérité d'une forme didactique trop continue, et permet d'appuyer sans cesse sur l'exemple, sur le fait vivant, la leçon abstraite. Une mère, chargée seule du soin de ses deux filles, entretient par lettres son mari, forcément et pour longtemps absent, de ses occupations et préoccupations d'éducatrice, l'informe des incidents et des progrès, le fait juge des moyens raisonnés qu'elle emploie, et reçoit en retour des encouragements accompagnés parfois d'objections et d'amendements. D'autre part, deux époux, proches parents de Mme d'Attilly (c'est le nom de cette mère), plus jeunes, et de moins d'expérience, qu'embarrasse et inquiète l'humeur vive, le caractère peu maniable de leur unique enfant, d'un fils, viennent soumettre à cette personne si éclairée et de si bon conseil leurs difficultés, leurs doutes, lui demander d'utiles lumières, qu'elle leur dispense libéralement... S'il entre un peu de convention dans cette correspondance de famille uniquement continuée sur un même et tel sujet, on ne peut méconnaître ce qu'il y a d'ingénieux dans le choix de cette donnée, ni surtout l'heureux parti que, d'un bout à l'autre du livre, l'auteur en a su tirer.

Mme Guizot n'attendit pas longtemps pour voir s'accomplir tout ce qu'elle avait rêvé, pressenti de beaux succès et de renommée pour l'homme de haute intelligence et de forte volonté dont elle partageait la fortune. Peu de temps après son mariage, M. Guizot, chargé par Fontanes d'un enseignement d'histoire à la Sorbonne, y débutait avec éclat. Appelé, après la chute de l'Empire, à de hauts emplois politiques, on sait quelles capacités il y déploya tout d'abord, et aussi par quelles honorables disgrâces, aux heures les plus tourmentées de la Restauration, il se vit, à deux fois, écarté du pouvoir. Il revenait alors avec une sérénité parfaite à ses études et à ses œuvres de lettré, auxquelles sa compagne s'associait, non seulement par le vif intérêt qu'elle y portait, mais, au besoin, par les secours d'une collaboration aussi habile que dévouée. La profonde connaissance qu'elle avait acquise de la langue et de la littérature anglaise rendit son concours très précieux pour les publications importantes dont M. Guizot, tout en poursuivant son œuvre historique originale, allait chercher de ce côté le sujet (Étude

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sur Shakespeare, avec une traduction nouvelle de son théâtre; revision et traduction de l'Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain de Gibbon; collection des Mémoires relatifs à la Révolution d'Angleterre). Dans cette vie où les satisfactions d'esprit les plus intéressantes s'unissaient aux plus pures joies domestiques, Mmo Guizot eût été heureuse, si les tristesses et les pressentiments inquiets d'une santé chancelante, et de plus en plus menacée, n'eussent assombri son bonheur... Les soins les plus dévoués, un voyage dans le Midi, ne purent arrêter le lent déclin de ses forces: le 1er août 1827, à bout de langueur, elle s'éteignit, en écoutant M. Guizot lui lire une page de Bossuet sur l'immortalité de l'âme. Elle avait cinquante-trois ans. Elle-même, avec une sollicitude et un courage bien rares, avait marqué d'avance à son foyer désolé la place de celle qu'elle estimait digne d'y continuer son œuvre de mère et d'épouse.

Vauvenargues.

Les gens d'esprit, dit Vauvenargues, seraient presque seuls sans les sots qui s'en piquent1. Les prôneurs sont nécessaires au mérite, comme le cortège au prince: c'est à cela qu'il se fait reconnaître du vulgaire.

Personne, au reste, n'a pu mieux prouver la vérité de cette observation que celui qui l'a faite. Moraliste profond, critique éclairé, rien ne manquait à Vauvenargues pour fixer l'estime, que de pouvoir s'attirer l'attention; mais ce n'était pas dans un homme du monde, dans un jeune militaire qu'on imaginait d'aller chercher ces lumières qui sont ordinairement le fruit de l'étude et de l'expérience. Enlevé à trente-sept ans par une mort prématurée, suite des fatigues de la guerre, Vauvenargues n'eut pas le temps de se faire une réputation qui recommandât ses ouvrages. Vivant, il ne fut guère connu, apprécié, loué que par Voltaire; son nom, en honneur aujourd'hui parmi les gens éclairés, réveille à peine dans le public quelques idées confuses de son mérite. 1. Réflexions et Maximes, 63.

Cependant, Vauvenargues, à qui son talent assigne une place honorable parmi les écrivains, se distingue encore, par le genre de sa philosophie, de la plupart de nos moralistes, qui, en général, n'ont considéré la nature humaine que sous le point de vue le plus affligeant; ils ont sondé le cœur de l'homme pour y trouver les replis dans lesquels se réfugie et se cache le vice: Vauvenargues y a cherché surtout les ressources qu'il conserve pour la vertu. Ils veulent rabaisser notre orgueil, en dévoilant le mystère de nos faiblesses; son but, à lui, est de nous relever le courage en nous apprenant le secret de nos forces. « Il y a peutêtre, dit-il quelque part 1, il y a peut-être autant de vérités parmi les hommes que d'erreurs, autant de bonnes qualités que de mauvaises, autant de plaisirs que de peines mais nous aimons à contrôler la nature humaine pour essayer de nous élever audessus de notre espèce, pour nous enrichir de la considération dont nous tàchons de la dépouiller. Nous sommes si présomptueux, que nous croyons pouvoir séparer notre intérêt personnel de celui de l'humanité, et médire du genre humain sans nous commettre. Cette vanité ridicule a rempli les livres des philosophes d'invectives contre la nature. L'homme est maintenant en disgrâce chez ceux qui pensent, c'est à qui le chargera de plus de vices. Mais peut-être est-il sur le point de se relever et de se faire restituer toutes ses vertus; car la philosophie a ses modes, comme les habits, la musique, l'architecture, etc. »

Tel est, en général, le caractère de la philosophie de Vauvenargues; elle est douce et encourageante; fidèle à son opinion, il cherche à mettre en valeur ces vertus, auxquelles il croit, parce qu'il en a le sentiment; et c'est en cela qu'il se rapproche beaucoup plus des philosophes anciens que des modernes... Parmi ses pensées, il en est qui offrent un caractère particulier de générosité :

« C'est être médiocrement habile que de faire des dupes. »

1. Réflexions et Maximes, 219.

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