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MADAME NECKER DE SAUSSURE

(1766-1841)

Un traité d'éducation, signé de ce nom génevois, qui reçut, il y a cinquante ans, du public de la Restauration un accueil favorable, est encore aujourd'hui en possession d'une sérieuse estime. Le titre qu'il porte (Éducation progressive ou étude du cours de la vie) répond à l'esprit et à la méthode du livre. Mme Necker s'y est attachée à suivre de plus près qu'on ne le fait d'ordinaire les progrès ou les changements qui s'accomplissent dans notre nature sensible et intellectuelle pendant les années de l'enfance et de la jeunesse, et elle a distribué en conséquence l'ordre de ses observations et de ses leçons. Ainsi, depuis la naissance jusqu'à la quinzième année, elle ne distingue pas moins de cinq périodes différentes de développement, dont elle étudie successivement l'état et les besoins, et à chacune desquelles elle approprie autant que possible ses enseignements théoriques ou pratiques. Et quand, un peu plus tard, son élève sort enfin de ses mains, et que l'œuvre de l'éducation parait terminée, elle travaille encore à le munir de lumières, de ressources morales, d'expérience anticipée, en vue des changements nouveaux qui doivent se faire en lui aux diverses époques de la vie, et des épreuves qu'elles amènent. Ainsi la seconde jeunesse après la première, puis l'àge mùr, enfin la vieillesse, sont de la part de la prévoyante éducatrice l'objet de toute une nouvelle suite de directions ou de conseils.

L'éducation de l'âme, celle qui vise à former de plus en plus l'être moral, tient une place considérable, et de beaucoup la plus grande, dans ce livre. Au rebours du système adopté par son compatriote J.-J. Rousseau, Mme Necker tient que celle-là ne saurait commencer de trop bonne heure. Elle s'applique avec un soin particulier (livres II et III) à montrer comment, même chez le tout petit enfant, auquel l'idée de devoir est nécessairement étrangère, on peut éveiller et entretenir des sentiments de sympathie, de con

fiance, de respect, créer doucement des habitudes de docilité et d'obéissance, dont l'ensemble forme un premier fonds moral, ou du moins une préparation à la moralité..... Au reste, pour cette éducation du caractère et du cœur, elle n'a garde de se fier uniquement à la prévoyance et au dévouement de l'instituteur et à la vertu des méthodes les mieux conçues. Dès le début, et sans cesse, à l'appui des moyens dont dispose, pour cette œuvre, la sagesse humaine, elle invoque l'action supérieure, et de beaucoup la plus efficace à ses yeux, de la religion. De ce protestantisme épuré, qui, chez J.-J. Rousseau, chez Mme de Staël, s'est réduit, ou peu s'en faut, à un déisme généreux, l'esprit est resté entier, et très fervent, même un peu mystique, chez Mme Necker. Son livre, où une sérieuse et solide philosophie ne tarde guère à s'incliner devant la vertu des divines leçons, et va d'elle-même s'y retremper, est un livre de foi au moins autant que de raison.

Ce livre, d'un prix véritable, par l'élévation de sentiments qui y règne, et par toutes les vues utiles qu'il expose ou qu'il suggère, n'a jamais été populaire, et ne semble pas avoir chance de le devenir. On le lit peu, ce qui tient sans doute à la longueur même de l'ouvrage, à la lenteur avec laquelle certains chapitres se développent, et au grand nombre d'idées abstraites et de nuances fines d'idées obtenues par un travail subtil d'analyse, sur lesquelles l'expression, trop concentrée, ou trop incolore, ne répand qu'une demi-lumière. Cependant d'heureuses pages, où la pensée s'explique avec plus de précision et d'éclat, et même des parties entières, d'une belle suite, et d'une éloquence grave et douce, promettent un ample dédommagement à ceux qui s'engagent dans cette lecture avec la bienveillance d'attention et la persévérance qu'elle mérite.

Mme Necker passa presque toute sa vie à Genève, son pays, tout occupée de ses devoirs de mère de famille et de ses graves études. Femme d'un savant distingué 1, fille d'un savant illustre, elle tint, par un légitime orgueil, à garder, à côté de son nom d'épouse, ce

1. Jacques Necker, neveu du ministre de Louis XVI. Mlle de Saussure devint cousine germaine de Mae de Staël par son mariage. On a cru reconnaitre Ma Necker de Saussure dans un des personnages du roman de Delphine, dans cette sage et intelligente Ma de Cerlèbes, si pieusement adonnée à la vie domestique et à tous les deɣoirs maternels.

nom de Saussure, que les plus belles découvertes dans la physique générale et la géologie ont entouré d'une gloire européenne. Proche parente et intime amie de Mme de Staël, c'est à ses souvenirs et à son talent que s'adressèrent en 1819 les enfants de celle-ci pour une notice développée à mettre en tête de l'édition complète des œuvres de leur mère. En dépit de quelque complaisance d'affection, et de certaines insuffisances d'écrivain, cette étude ouvre dignement le monument élevé par la piété filiale à la femme de génie. Mme de Staël y est saisie avec une pénétrante intelligence dans les caractères essentiels de sa haute et originale nature; et, sous les formes d'un éloge, c'est, en réalité, un portrait d'elle, qui, peu à peu, s'y dessine, un portrait expressif et vivant.

On doit encore à Mme Necker de Saussure une traduction du Cours de littérature dramatique de Wilhelm Schlegel (1814), en tête de laquelle elle-même, dans une ingénieuse préface, a délica. tement réfuté les critiques paradoxales jetées par le célèbre auteur allemand sur les chefs-d'œuvre de notre théâtre classique.

De l'école du caractère dans l'éducation publique.

Ce n'est pas sous le rapport de l'instruction que la prééminence de l'éducation publique semble le plus marquée. Relativement au raffermissement du caractère, au développement des vertus mâles et de l'énergie, elle l'emporte plus décidément

L'éducation domestique, prolongée jusqu'à l'âge de dix ou douze ans, nous a paru offrir, entre autres avantages, celui de resserrer les liens de famille on peut former chez les jeunes garçons ces habitudes d'égards et de politesse qui sont pour ainsi dire la civilisation de l'individu, et donnent déjà de la dignité à celui qui les a contractées. Mais passé cet âge, il faut convenir que l'élève y échappera difficilement à la mollesse. Dans un paisible ménage, il n'y a aucune énergie à déployer. Tous les faibles sont protégés, nul n'a besoin de se défendre lui-même ou de défendre d'autres que lui: condition fort heureuse sans doute, mais où force d'âme ne s'acquiert pas.

Le courage matériel pourrait s'acquérir encore. La gymnastique, d'autres exercices corporels, accoutument à braver les dangers physiques. Mais le courage moral, cette qualité si rare et si précieuse qui consiste dans le pouvoir de résister aux caresses, aux flatteries ou à la violence des autres, où le prendraiton, lorsque la résistance est un tort presque vis-à-vis de tout le monde? Telle est pourtant la situation de l'enfant élevé sous le toit paternel; il n'y est sur un pied d'égalité avec personne; des différences d'âge ou de condition le séparent de tous les êtres avec qui il vit. On lui dit de céder aux petits parce qu'ils sont petits, aux grands parce qu'il leur doit de la déférence. Comment alors se ferait-il une idée nette de la justice?

Au collège il n'en est pas ainsi : là, l'égalité est complète; là le jeune homme apprend à connaître ses droits comme ceux des autres. Aucun de ses camarades n'étant pour lui un objet de respect ou de générosité particulière, il s'accoutume à résister aux sollicitations comme aux menaces, quand il croit avoir l'équité pour lui.

Quelquefois, il est vrai, les menaces ne sont pas sans effet, la colère s'exprime autrement que par des plaintes ou par des larmes; mais, dans certaines limites, il n'y a peut-être pas là d'inconvénient; l'âge qui précède l'adolescence est presque le seul où l'enfant puisse, sans trop de risques, se faire une juste réputation de courage parmi ses pareils, puisqu'alors il affronte des dangers réels à ses yeux, et néanmoins peu graves en euxmêmes. Plus tard, les jeunes gens rentreront dans la politesse, dans les égards; les querelles auraient des conséquences trop sérieuses.

D'ailleurs, à cet âge, il est temps que l'élève commence vivre d'une vie d'homme; il est temps qu'il fasse partie de cette société, sans mélange de femmes, qui, après s'être réunie dans les collèges, est destinée à gouverner ce monde-ci. Dans l'éducation privée, les hommes étant le plus souvent hors de la maison pour leurs affaires, les femmes s'y trouvent en majorité. L'élève qui

passe avec elles ses heures oisives s'associe à leurs occupations, à leurs intérêts; les très petits devoirs de société ou de parenté tiennent trop de place dans ses pensées. En un mot, il s'effé

mine un peu.

Le vrai secret de maintenir la santé du corps et de l'âme consiste en général à mener de front un système de ménagement et un système d'aguerrissement, en faisant prévaloir à propos l'un ou l'autre. Durant la première enfance, les ménagements doivent dominer; rien de trop doux et de trop pur ne saurait entourer l'âge tendre; mais comment ne pas sentir ensuite la nécessité de fortifier? Sans doute, il faut toujours user de précautions, toujours interroger, examiner, tandis qu'on en a le droit encore. Mais souvent la plus grande des imprudences est de ne soumettre à aucune épreuve l'être auquel la vie humaine pourra bien ne pas les épargner.

Ainsi, dans l'éducation publique, l'on acquiert surtout l'esprit de conduite, l'art de se mettre en équilibre avec ses pareils, de connaitre jusqu'à quel point il faut leur imposer par sa fermeté ou s'en faire aimer par sa complaisance, et l'on apprend à les servir sans se rendre leur esclave. L'élève qui a vu de près le jeu des passions chez d'autres enfants, est moins dupe et moins soupçonneux, moins imprudent et moins égoïste, moins scandalisé des mauvais exemples et plus capable d'y résister; dès lors il marchera d'un pas plus sûr dans sa carrière. Il saura mieux aussi agir sur les autres : éclairé par l'expérience, il connaît ce qui produit ou non de l'effet sur eux.

On croirait d'abord que ces formes originales qui caractérisent fortement un individu devraient mieux se développer dans le genre d'éducation où l'on peut cultiver à son gré les dispositions particulières. Pourtant il n'en est pas ainsi. Il se peut que les êtres élevés à part soient plus différents entre eux quant au fond intime, que ne le sont les élèves de l'instruction publique, mais il n'y paraît pas au dehors. Embarrassés pour trouver l'accord avec leurs pareils, ne sachant pas bien ce

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