Page images
PDF
EPUB

pourrait obtenir. Un homme, à Paris, se baissait toujours en passant sous la porte Saint-Denis, bien qu'elle soit haute de cent pieds; il en est de même des femmes qui se vantent de craindre la célébrité, sans avoir jamais eu les talents nécessaires pour l'acquérir. Ces talents ont sans doute leurs inconvénients, comme toutes les plus belles choses du monde; mais ces inconvénients mêmes me semblent préférables aux langueurs d'un esprit borné, qui tantôt dénigre ce qu'il ne peut atteindre, ou bien affecte ce qu'il ne saurait sentir. Enfin, en ne considérant que nos rapports avec nous-mêmes, une plus grande intensité de vie est toujours une augmentation de bonheur : la douleur, il est vrai, entre plus avant dans les âmes d'une certaine énergie; mais, à tout prendre, il n'est personne qui ne doive remercier Dieu de lui avoir donné une faculté de plus.

Seconde préface (1814) des Lettres sur les écrits

et le caractère de Jean-Jacques Rousseau.

A Mme Récamier1.

Genève, 17 novembre 1806.

Ah! ma chère Juliette, quelle douleur j'ai éprouvée par l'affreuse nouvelle que je reçois ! que je maudis l'exil qui ne me permet pas d'être auprès de vous, et de vous serrer contre mon cœur!

1. Femme célèbre par sa beauté, par les grâces de son esprit et sa longue royauté de salon, par ses vertus née en 1777, à Lyon, morte à Paris en 1819. Elle s'était liée d'une vive amitié avec M. de Staël au commencement du Consulat.

2. M. Récamier venait d'éprouver un douloureux revers de fortune. Par suite d'un fatal concours de circonstances politiques, M. Récamier, grand banquier à Paris, était obligé de suspendre ses payements, faisait à ses créanciers l'abandon de tout ce qu'il possédait, et leur confiante estime le mettait à la tête de la liquidation de ses affaires. Ce revers fut noblement supporté par sa jeune et courageuse femme, qui fit vendre alors jusqu'à son dernier bijou. » (M. DE GÉRANDO, Souvenirs épistolaires de Mm Récamier et de Mm de Staël, Metz, 1861.)

Vous avez perdu tout ce qui tient à la facilité, à l'agrément de la vie; mais s'il était possible d'être plus aimée, plus intéressante que vous n'étiez, c'est ce qui vous serait arrivé. Je vais écrire à M. Récamier, que je plains et que je respecte. Mais, dites-moi, serait-ce un rêve que l'espérance de vous revoir ici cet hiver? Si vous vouliez trois mois passés dans un cercle étroit où vous seriez passionnément soignée... Mais à Paris aussi, vous inspirez ce sentiment. Enfin au moins à Lyon, et jusqu'à mes quarante lieues, j'irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j'aie jamais connue : je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n'est que vous serez aimée et considérée plus que jamais, et que les admirables traits de votre générosité et de votre bienfaisance seront connus malgré vous par ce malheur, comme ils ne l'auraient jamais été sans lui.

Certainement, en comparant votre situation à ce qu'elle etait, vous avez perdu; mais s'il m'était possible d'envier ce que j'aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour être vous. Beauté sans égale en Europe, réputation sans tache, caractère fier et généreux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie où l'on marche si dépouillé ! Chère Juliette, que notre amitié se resserre, que ce ne soit plus simplement des services généreux, qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin réciproque de se confier ses pensées, une vie ensemble. Chère Juliette, c'est vous qui me ferez revenir à Paris : car vous serez toujours une personne toute puissante et nous nous verrons tous les jours, et comme vous êtes plus jeune que moi, vous me fermerez les yeux, et mes enfants seront vos amis. Ma fille3 a pleuré ce matin de mes larmes et des vôtres. Chère Juliette, ce luxe qui vous entourait, c'est nous qui en avons joui; votre for

1. V. plus haut, p. 402, Notice.

2. C'est-à-dire, qui ferez cesser, par votre crédit, mon exil.

3. Albertine-Ida-Gustavine de Staël, auteur de Fragments sur divers sujets de religion et de morale; mariée en 1816 au duc de Broglie; mère du prince Albert de Broglic, de l'Académie française.

tune a été la nôtre, et je me sens ruinée, parce que vous n'êtes plus riche.

1

Croyez-moi, il reste du bonheur, quand on sait se faire aimer ainsi. Benjamin veut toujours vous écrire, il est bien ému. Mathieu m'écrit sur vous une lettre bien touchante. Chère amie, que votre cœur soit calme au milieu de ces douleurs. Hélas! ni la mort, ni l'indifférence de vos amis ne vous menacent, et voilà les blessures éternelles. Adieu, cher ange, adieu; j'embrasse avec respect votre visage charmant.

A Camille Jordan 3.

Coppet, 1er novembre 1810.

J'ai beaucoup souffert, mon cher Camille, et vous le croirez aisément. Je n'ai pas voulu passer par Lyon, parce que dans ce moment on observe toutes mes démarches et que je ne voulais pas attirer sur vous l'attention; mais à présent que je suis retombée dans l'oubli, puisque le but est atteint, que le livre est brûlé, si vous venez me voir cet hiver, ce me sera un moment bien doux, et le dernier, car, vous m'en croyez bien, ou je m'en irai, ou je mourrai.

Quoi! mon livre est censuré par Portalis, qui certainement n'est pas facile, et l'on me saisit! Après cette saisie, tous les censeurs de la police sont convoqués, Esménard, Lacretelle,

1. Benjamin Constant.

2. Jean-Mathieu, duc de Montmorency, ancien membre de l'Assemblée constituante; ministre des affaires étrangères sous la Restauration (1821).

3. Ancien membre du Conseil des Cinq-Cents, alors retiré à Lyon, son pays; député de l'Ain à la Chambre en 1816; un des esprits les plus généreux et les plus sages, une des voix les plus éloquentes de ces deux assemblées.

4. Ma de Staël était revenue depuis peu à Coppet, de Blois, où elle s'était rendue pour surveiller l'impression de son livre De l'Allemagne.

5. Le livre De l'Allemagne venait d'être détruit. V. plus haut, Notice sur Me de Staël, p. 402.

6. Portalis le fils, directeur général de l'imprimerie et de la librairie en 1810. 7. Jean-Charles Lacretelle, historien, professeur d'histoire à la Sorbonne de 1812 à 1819; était censeur impérial en 1810, aussi bien que le poète Esménard et que le journaliste Fiévée.

mettant.

[ocr errors]

Fiévée, etc.; ils sont d'avis que rien ne doit en empêcher la publication; et on le pile tellement que l'édition entière, dix mille exemplaires, ayant rendu 500 francs en carton, on a donné 500 francs à Nicolle1, comme dédommagement, tandis que moi je viens de lui en envoyer quinze mille! Le duc de Rovigo 2 dit à mon fils Quoi! nous avons fuit la guerre pendant quinze ans, pour qu'une femme aussi célèbre que Madame votre mère écrive un livre sur l'Allemagne et ne parle pas de nous! A cela j'ai répondu que louer l'empereur, lorsqu'il me retenait mon bien et m'exilait de ma patrie, me semblait une petitesse et non une louange, et que j'aurais cru manquer de respect en me le perIl a dit encore, le duc, que l'État avait besoin de mes talents; qu'il fallait me décider pour ou contre, comme au temps de la Ligue; que j'avais tort de louer les Prussiens; qu'on ferait plutôt du vin muscat avec du verjus que des hommes avec des Prussiens, etc. La saison trop avancée ne m'a pas permis d'aller en Amérique; mais, cher Camille, qui pourrait vivre à de telles conditions? J'ai brûlé votre lettre, et je ne ferai point paraître mon livre sur le continent. Ainsi vous pouvez venir me voir sans inconvénient cet hiver; mais si vous étiez moi, ne feriez-vous pas ce que je fais? Et pensez-vous que mes enfants et moi nous sommes faits pour pianter des choux à Coppet sans rien faire de nos esprits et de nos âmes? Pardon de vous parler si longtemps de moi; mais je voulais profiter de l'occasion du chevalier Webbe pour vous dire ce que je ne peux écrire par la poste.

Je serais charmée de voir M. Royer, et c'est uniquement la discrétion qui m'empêche d'insister sur son voyage; vous pouvez

1. Éditeur du livre De l'Allemagne.

2. Savary, duc de Rovigo, ministre de la police.

3. Les sommes dues par l'État à la fille de Necker ne furent payées que par la Restauration.

4. M≈ de Staël, tout en rendant justice aux Prussiens sur certains points, ne les avait pas ménagés sur d'autres; elle était restée, en somme, impartiale à cet endroit de son livre (ch. xvi et xvII de la Ire Partie).

5. Le livre De l'Allemagne parut à Londres en 1813, et ne fut imprimé à Paris qu'après la chute de l'Empire, en 1814.

bien le lui dire. Mais expliquez-moi quelle infernale méchanceté a fait dire à Lyon que j'avais voulu dédier mon livre à l'empereur? Certes, quand tout tenait à une seule phrase d'éloge, il est un peu dur que celle qui a le courage de le refuser passe pour l'avoir voulu écrire. Au reste, c'est peut-être une seule personne qui a dit cette bêtise recherchée.

Adieu, cher Camille; faites que je vous voie cet hiver' !

...

1. L'irritation, la souffrance que faisait éprouver à une âme aussi ardente, aussi impressionnable, cette étrange et odieuse persécution, furent portées au comble par la nouvelle que M. de Montmorency et Me Récamier, pour s'être permis de venir passer quelques jours à Coppet, étaient eux-mêmes frappés d'exil. Alors, dans une fièvre de douleur peu maitrisée et voisine du trouble d'esprit, mais bien éloquente, elle écrivait à cette amie, de Coppet frappé d'interdit et désert : « Que votre admirable générosité ne vous ait pas perdue... Je n'aurai de repos que si vous êtes hors de cet exil... Je suis plongée dans une espèce de désespoir. Ne faut-il pas que je tente d'y échapper? Je ne crois pas que je relève jamais de ce que j'éprouve rien ne m'intéresse plus ; je ne trouve de plaisir à rien; la vie est pour moi comme un bal où la musique a cessé, et tout, excepté ce qui m'est ravi, me parait sans couleur. Je vous assure que si vous lisiez dans mon âme je vous ferais pitié. Je suis bien convaincue que le plus grand service que je puisse rendre à vous, à Mathieu, à ce qui m'entoure, c'est de m'éloigner. Il y a, je vous le dis, une fatalité dans mon sort; je n'ai pas un hasard pour moi; tout ce que je redoute est ce qui m'arrive. Je me sens un obstacle à tout bien pour mes enfants et pour mes amis. Pardon de vous peindre un état si maladif de l'âme, quand vous êtes vous-même dans une situation où tout votre courage vous est nécessaire: mais il faut avant tout que vous sachiez ce qui se passe en moi. Je me contiens à l'extérieur : une sorte de fierté me conseille de ne pas montrer ce que j'éprouve. Les âmes des autres se sèchent si vite, et quand on leur demande ce qu'ils ne peuvent plus donner, on a l'air d'un créancier importun. Mais si je me laissais aller, j'offrirais le plus misérable spectacle.

» ... Enfin, depuis que je vous ai quittée à Ferney, depuis la nouvelle de votre exil, il n'est pas entré dans mon cœur un sentiment qui me fit respirer. J'ai quelquefois une lassitude de souffrir que je prends pour du soulagement; cela va deux ou trois jours, et puis la douleur revient plus vive, parce que j'ai repris des forces pour la sentir.....» (A Mm Récamier, octobre 1811.)- Quelques mois après, elle sortait un matin de Coppet en calèche découverte (15 mai 1812), un éventail à la main, et s'échappait, en donnant à une évasion l'apparence d'une promenade. V. plus haut, Notice, p. 403.

« PreviousContinue »