Page images
PDF
EPUB

qui compose les intérêts de la terre, et les souffrances paraissant le chemin de la vie future, on est avide d'en avoir, comme un voyageur qui se fatigue volontiers pour parcourir plus vite la route qui conduit au but de ses désirs. Mais ce qui m'étonnait et m'attristait en même temps, c'était de voir des enfants élevés avec cette rigueur; leurs pauvres cheveux rasés, leurs jeunes visages dé à sillonnés, cet habit mortuaire dont ils étaient revêtus avant de connaître la vie, avant de l'avoir abdiquée volontairement, tout me révoltait contre les parents qui les avaient placés là. Dès qu'un pareil état n'est pas adopté par le choix libre et constant de celui qui le professe, il inspire autant d'horreur qu'il faisait naître de respect. Le religieux avec qui je m'entretenais ne parlait que de la mort; toutes ses idées venaient d'elle ou s'y rapportaient la mort est le monarque souverain de ce séjour. Comme nous nous entretenions des tentations du monde, je dis au Père trappiste combien je l'admirais d'avoir ainsi tout sacrifié pour s'y dérober. « Nous sommes des poltrons, me dit-il, qui nous sommes retirés dans une forteresse, parce que nous ne nous sentions pas le courage de nous battre en plaine. » Cette réponse était aussi spirituelle que modeste. Dix années d'exil, II° Partie.

Douleur filiale.

Mon père, dans la dernière de ses lettres qui a précédé sa maladie, m'écrivait: « Mon enfant, jouis sans inquiétude du plaisir que tu trouves dans la société de Berlin; car depuis longtemps je ne me suis senti en aussi bon état de santé. » Ces paroles m'avaient pénétrée d'une sécurité tout-à-fait étrangère à mon caractère habituel. Jamais je n'avais porté si légèrement la vie; jamais je ne m'étais plus complètement distraite de toutes les pensées qui préparent à la douleur.

Le matin du 18 avril1, un homme de mes amis posa sur ma table, à Berlin, deux lettres qui m'annonçaient la maladie de mon père. Le courrier qui les apportait, la terrible nouvelle dont il était chargé, tout me fut caché. Je partis à l'instant même ; mais jusqu'à Weimar l'idée qu'on m'avait trompée, l'idée qu'il n'existait plus, n'approcha pas de mon âme 2.

On ne sait pas ce qu'il y a d'inconcevable dans la mort de son ami le plus intime, de celui avec lequel on a passé toute sa vie, de celui qui est tellement la moitié de vous-même, qu'il vous semble impossible que rien dans votre propre existence no vous ait averti de sa fin. On ne sent vivement la différence des âges qu'en voyant les forces baisser, ou l'âme s'affaiblir. Mais passer d'une lettre pleine de projets pour l'avenir, pleine des sentiments les plus tendres et les plus vifs, à l'éternel silence; c'est ce que l'âme ne prévoit pas d'elle-même; c'est une douleur au-devant de laquelle la pensée ne s'avance pas...

Ah! si l'on pouvait, pendant la vie de ce qu'on aime, se faire une idée de l'état où vous jettera sa perte, comme on saurait mieux rendre heureux, comme on sentirait plus le prix de chaque heure, de chaque minute! C'est en vain qu'on se rappelle avoir passionnément aimé; il semble qu'on est bien loin d'avoir joui autant qu'on souffre; il semble qu'on a vécu si superficiellement que l'on n'a jamais su la moitié de ce que l'on découvre, alors qu'il n'est plus temps. On est poursuivi

1. 1804.

2. « Mon père, au printemps de cette année, a dit plus loin Mme de Staël, vivait à Genève, entouré de ses amis et particulièrement de son frère ainé, qu'il avait toujours estimé et chéri du fond du cœur; il avait encore auprès de lui sa nièce, ma plus chère amie, la fille du célèbre physicien de Saussure: c'est elle qui, comme une sœur, me remplaçait en mon absence. Madame Necker de Saussure a su renfermer dans le cercle le plus régulier de la vie domestique un esprit supérieur; et son âme, profonde dans toutes les affections, m'était un garant qu'elle se serait hâtée de me rappeler, si la santé de mon père lui avait causé de l'inquiétude. Une maladie violente et rapide l'a saisi au moment même où les médecins le croyaient tout à fait rétabli de quelques infirmités de l'hiver, au moment où il jouissait le plus de la vie, lorsque, dans toute la force de son esprit et de son âme, il aurait pu, pendant plusieurs années encore, et s'illustrer par ses écrits, et diriger le sort de mes enfants....

par tout ce qu'on aurait pu faire; un jour d'humeur, un jour d'amertume, quoiqu'il ait été mille fois pardonné, s'attache à vous comme un ennemi mortel. Enfin le trouble se met dans toutes les pensées; et qui sait si jamais l'on pourra dissiper tous les fantômes que produit le désespoir?

..... C'est une des plus étonnantes merveilles du monde moral que cet oubli de la mort dans lequel nous existons tous; que cette frivolité de sensations qui nous fait si légèrement voguer sur les flots. Je ne m'étonne pas que les âmes sensibles, saisies tout à coup de cette idée, se soient retirées dans la solitude des monastères et s'entourent des objets les plus sombres pour mettre plus d'harmonie entre les premiers et les derniers jours. Hélas! on ne sait pas dans la jeunesse, on ne sait pas, avant un grand malheur, ce que c'est que de ne plus se fier à la destinée. Je ne me sépare pas un jour des objets qui me restent1, sans que tous les bruits subits me semblent celui de ce messager de Berlin qui changea pour jamais toute ma destinée; la poésie, la musique, ces inépuisables sources d'une douce mélancolie, me saisissent péniblement le cœur par un attendrissement amer; je ne puis me persuader qu'il ne soit pas là, qu'à force de larmes je ne puisse pas lui rendre la vie; et ces émotions profondes, autrefois délicieuses, ces émotions auxquelles je devais et le talent et l'enthousiasme, ne font que rallumer en moi la douleur assoupie pendant les occupations communes de la journée...

Du caractère de M. Necker et de sa vie privée.

Destinées nouvelles ouvertes aux hommes de lettres dans les États libres.

L'existence subalterne qu'on accordait aux gens de lettres dans la monarchie française, ne leur donnait aucune autorité

1. Elle veut parler des plus chers objets de son affection.

dans les questions importantes qui tiennent à la destinée des hommes. Comment pouvaient-ils acquérir quelque dignité1 dans un tel ordre social, si ce n'est en s'en montrant les adversaires? Et quel misérable mélange n'ont-ils pas fait des flatteries et des vérités, ces philosophes incrédules et soumis, hardis et protégés !

Rousseau s'est affranchi, dans ce siècle, de la plupart des préjugés et des égards monarchiques. Montesquieu, quoiqu'avec plus de ménagement, sut montrer, quand il le fallait, la hardiesse de la raison. Mais Voltaire, qui voulait souvent réunir les faveurs de la cour avec l'indépendance philosophique, fait sentir le contraste et la difficulté d'un tel dessein de la manière la plus frappante.

Encourager les hommes de lettres, c'est les placer au-dessous du pouvoir quelconque qui les récompense; c'est considérer le génie littéraire à part du monde social et des intérêts politiques; c'est le traiter comme le talent de la musique et de la peinture, d'un art enfin qui ne serait pas la pensée même, c'est-à-dire, le tout de l'homme.

L'encouragement de la haute littérature, et c'est d'elle uniquement que je parle dans ce chapitre, son encouragement, c'est la gloire, la gloire de Cicéron, de César même et de Brutus. L'un sauva sa patrie par son éloquence oratoire et ses talents consulaires; l'autre, dans ses Commentaires, écrivit ce qu'il avait fait; l'autre enfin, par le charme de son style, l'élévation philosophique dont ses lettres portent le caractère, se fit aimer comme un homme rempli de l'humanité la plus douce, malgré l'énergique horreur de l'assassinat qu'il commit.

1. Il s'agit évidemment ici, pour les hommes de lettres, d'une sorte de dignité nouvelle, autre que celle qu'un Corneille, un Racine, un Boileau, etc., avaient due à leur génie et à leur caractère dans un monde charmé par leurs talents.

2. M. de Staël entend par ces mots : se borner, pour les hommes de lettres. à des encouragements (témoignages d'admiration ou récompenses), en les tenant confinés dans leur profession, exclus de toute participation au gouvernement de leur pays, de tout grand rôle public.

Ce n'est que dans les États libres qu'on peut réunir le génie de l'action à celui de la pensée. Dans l'ancien régime, on voulait que les talents littéraires supposassent presque toujours l'absence des talents politiques. L'esprit d'affaires ne peut se faire connaitre par des signes certains, avant qu'on ait occupé de grandes places; les hommes médiocres sont intéressés à persuader qu'ils possèdent seuls ce genre d'esprit; et pour se l'attribuer, ils se fondent uniquement sur les qualités qui leur manquent; la chaleur qu'ils n'ont pas, les idées qu'ils ne comprennent pas, les succès qu'ils dédaignent; voilà les garants de leur capacité politique.

On veut, dans les monarchies absolues, qu'une sorte de mystère soit répandue sur les qualités qui rendent propres au gouvernement, afin que l'importante et froide médiocrité puisse écarter un esprit supérieur, et le déclarer incapable de combinaisons beaucoup plus simples que celles dont il s'est toujours occupé.

Dans la langue adoptée par la coalition de certains hommes, connaître le cœur humain, c'est ne se laisser jamais guider dans son aversion ni dans ses choix par l'indignation du vice, ni par l'enthousiasme de la vertu; posséder la science des affaires, c'est ne jamais faire entrer dans ses décisions aucun motif généreux ou philosophique. La République, discutant en commun un grand nombre de ses intérêts, soumettant tous les choix par l'élection à la volonté générale, la République, doit nous affranchir de cette foi aveugle qu'on exigeait jadis pour les secrets de l'art du gouvernement.

Sans doute il faut de grands talents pour bien administrer; mais c'est pour écarter le talent qu'on s'attachait à persuader que les pensées qui servent à former le philosophe profond, le grand écrivain, l'orateur éloquent, n'ont aucun rapport avec les principes qui doivent diriger les chefs des nations. Le chancelier Bacon', le chevalier Temple, L'Hôpital, etc., étaient des

1. Le grand chancelier Bacon, quelque habileté qu'il ait portée dans les hauts

« PreviousContinue »